C’est une information qui a vite été oubliée dans les médias, peut-être parce qu’elle donnait un peu trop raison aux gréves récentes dans l’ESR (enseignement supérieur et la recherche) : un chercheur spécialiste du coronavirus, Bruno Canard, explique qu’il n’a pas reçu assez de financements pour sa recherche sur le Coronavirus.
Pourtant, il avait – avec d’autres -, alerté la Commission européenne en 2015 sur les risques d’émergence de virus épidémiques au sein de plusieurs familles de virus, dont les flavivirus (comme l’épidémie de Zika en 2016) et les coronavirus (comme l’épidémie du Covid-19).
Pourquoi n’avait-il plus suffisamment d’argent pour que son équipe continue de travailler dans de bonnes conditions ? Parce que le sujet n’était pas à la mode, tout simplement !
Car maintenant, la recherche se finance en grande partie sur projet, c’est-à-dire que des bureaucrates, par exemple ceux de l’ANR (Agence nationale de la recherche), décident où l’argent public va être investi, dans quels projets.
Ces bureaucrates, ce sont les président·es d’universités, des instituts, etc. Iels ne font plus de recherche, iels participent au mercato des directions d’instituts et d’universités… Ainsi, le président actuel de l’ANR, Thierry Damerval, a enchaîné entre 1996 et 2020 les fonctions suivantes : conseiller du secrétaire d’État à la Recherche, directeur de la stratégie et de l’évaluation au CEA (Commissariat à l’énergie atomique), conseiller technique auprès du premier ministre, directeur de l’Inserm pendant dix ans et finalement directeur de l’ANR.
Plus simplement, cette personne n’a eu que des fonctions de direction, grassement payées (plus de 190.000 euros par an à l’Inserm), depuis 1996 sans jamais toucher à la recherche depuis le début de sa carrière de bureaucrate.
Et tout ce fonctionnement coûte un argent fou : l’ANR, censée distribuer de l’argent à la recherche, pompe 9 % de son budget pour financer son propre fonctionnement, en constante progression depuis 2005. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg des appels à projets (AAP) : un rapport du syndicat Snesup-FSU estime que 90 % des financements des laboratoires (équipes de recherches) viennent d’appels à projets contre seulement 10 % de financements pérennes.
Tout cela fait que les chercheur·ses perdent un temps de plus en plus important à écrire des rapports inutiles et à chercher des financements. Dans le rapport du Comité national de la recherche scientifique de 2019 (pdf) il est écrit :
« Le temps collectif consacré à l’allocation de crédits par appels à projets compétitifs (conception des appels à projets, rédaction des projets, processus d’évaluation, contrôle projet par projet) est disproportionné, sans parler du coût économique correspondant, estimé dans certaines études comme supérieur aux montants distribués (notamment par l’ANR). »
Le mot projet est particulièrement important dans la novlangue managériale et bureaucratique, comme le rappelle le dictionnaire de la langue de bois de la Scop Le Pavé dont fait partie Franck Lepage (pdf).
Il a le grand avantage d’être éphémère : un projet de recherche ça a un but et une fin, c’est une marchandise que la hiérarchie achète aux chercheur·ses.
Ainsi, la langue de bois fait son rôle, il est beaucoup moins risqué de parler de financement par projet de la recherche que de choix par la hiérarchie des sujets de recherches. Et comme on peut le constater dans l’exemple du Coronavirus, le pilotage de la recherche par une hiérarchie incompétente est complètement inefficace pour déterminer les sujets importants pour l’avenir.
La bureaucratie universitaire normalise les comportements via l’utilisation d’indicateurs : vers une science encore plus au service de l’économie ?
Pour évaluer et contrôler les chercheur·ses, les bureaucrates utilisent leur principale arme de normalisation : les indicateurs, imposés comme neutres et objectifs aux chercheur·ses.
Dans la recherche, on parle d’indicateurs bibliométriques et ceux-ci, grossièrement, comptent le nombre de productions sous forme d’articles dans des journaux indexés des chercheur·es, ainsi que leur ré-emploi dans d’autres articles. Comme pour tout indicateur, le but des chercheur·ses n’est alors plus de découvrir des choses intéressantes pour la société mais de maximiser l’indicateur.
Cela donne de nombreux effets pervers qui sont très bien illustrés de manière humoristique dans cet article : multiplication des articles pourris, des revues prédatrices (qui font payer la publication aux chercheur·ses souhaitant améliorer leur indicateur), baisse de qualité des articles, etc.
Dans le cas du Covid-19, on peut regarder le nombre de publications sur le Coronavirus : plus de 24.000 en 2020. Quelle est la balance entre des contributions honnêtes motivées par l’urgence et des articles pourris écrits uniquement pour surfer sur un phénomène de mode ? Dur à dire mais ces dernières représentent probablement une grande partie vu l’effet de mode. Publiez sur le Coronavirus et vos indicateurs bibliométriques auront de grandes chances de bondir !
Et pendant ce temps, l’avancement des connaissances ? Il est clairement ralenti par le fait de devoir trier les articles bien faits dans cet océan de productions écrites uniquement pour faire du chiffre.
Mais comment expliquer qu’on organise ce désastre ? Ce qui est sous le coup d’indicateurs est mesurable, quantifiable… et donc « marchandisable ». En effet, la science et la bibliométrie rapportent beaucoup aux grands éditeurs privés que sont Elsevier, Springer, Wiley Blackwell’s et Taylor & Francis.
De plus, « marchandiser » signifie aussi identifier ce qui rapporte. Pour l’argent investi, on est capables d’analyser le tout sous l’angle de l’investissement et des retours sur investissement (c’est le même processus que dans les hôpitaux publics, voir à ce sujet La Casse du Siècle, documentaire téléchargeable en ligne, notamment les chapitres deux et trois).
Et voilà que le tout s’insère dans les processus de capitalisation. La recherche publique et ses fonds publics peuvent ainsi être orientés vers les domaines les plus profitables pour les entreprises privées. Le contrôle de la recherche par le monde économique est aussi facilité.
Selon les domaines, en fonction de leurs enjeux, les ressources pourraient bien se tarir si la critique du système dominant se fait trop forte… Si toutefois cette critique n’est pas récupérée avant par le système, via par exemple du green-washing, ou des équivalents.
Parmi les produits de la recherche particulièrement « marchandisables », citons les innovations, et notamment celles qui se rattachent aisément à la société de consommation.
Les jeunes chercheur·ses qui auront produit des résultats un tant soit peu « marchandisables » pendant leurs travaux d’entrée en recherche (doctorat, post-doctorat) sont ainsi aujourd’hui incité·es à créer des start-up pour « valoriser » ces résultats. Entretenir un monde où tout se vend, où leur savoir devient marchandise.
Et ces innovations-marchandises, en plus de rapporter de l’argent, justifient en entier tout le système capitaliste ; en 1967, dans la société du spectacle, Guy Debord écrivait :
« Dans l’image de l’unification heureuse de la société par la consommation, la division réelle est seulement suspendue jusqu’au prochain non-accomplissement dans le consommable. Chaque produit particulier qui doit représenter l’espoir d’un raccourci fulgurant pour accéder enfin à la terre promise de la consommation totale est présenté cérémonieusement à son tour comme la singularité décisive. […] Il révèle trop tard sa pauvreté essentielle, qu’il tient naturellement de la misère de sa production. Mais déjà c’est un autre objet qui porte la justification du système et l’exigence d’être reconnu. »
Ainsi, le groupe Oblomov va jusqu’à conclure dans son livre qu’il ne faut pas sauver la recherche scientifique car elle est intrinsèquement au service des dominants et du capitalisme.
Des écoféministes accusent la science moderne, rationnelle et aux dichotomies fortes (dont nature vs. culture), d’être à l’origine du désastre environnemental. Nuançons tout de même ce propos en notant les divergences entre les différents domaines scientifiques. La recherche dans les nanotechnologies est-elle vraiment similaire aux études de genre en sciences sociales ?
Et, au-delà de refuser l’opposition entre recherche fondamentale et recherche appliquée, qui sont complémentaires et produisent chacune des innovations à plus ou moins longs termes, reconnaissons aussi d’autres façons de pratiquer la recherche. Comme par exemple la recherche impliquée, ou recherche-action. Lorsqu’elle n’est pas seulement un mot-clef destiné à vendre une réponse à un appel à projets, elle propose une transformation délibérée de la réalité pendant le processus du recherche, avec une implication des chercheur·ses et un réel dialogue avec les personnes rencontrées dans cette recherche.
À propos de l’éducation, Ivan Illich disait qu’elle est un outil de production, en tant qu’institution productrice de savoir et que, passé un certain seuil, toute institution, ou outil de production, ne vise plus que son auto-reproduction et devient destructeur (voir Pédagogie et Révolution, en accès libre chez Libertalia, chapitre sur Illich).
L’institution (l’éducation) est alors confondue avec le besoin fondamental (l’éducation) ; et l’apprentissage est confondu par commodité avec la fréquentation scolaire : mesurable, quantifiable… « marchandisable ». De même qu’Illich proposait de « déscolariser la société ? » (traduction littérale du titre original de son ouvrage Deschooling Society, paru en français comme La Société sans école), pouvons-nous trouver un moyen de nous réapproprier la production et la transmission des savoirs scientifiques ?