Vers un enseignement à distance « obligatoire » ? Les craintes se confirment

Une proposition de loi du 19 mai suggère un petit changement dans le code de l’éducation. Un changement minime, puisque cette proposition de loi est constituée d’un unique article, de deux lignes.

« Au deuxième alinéa de l’article L 131 ?2 du code de l’éducation, après le mot : “est”, il est inséré le mot : “obligatoirement”. »

Mais qu’est-ce que ce deuxième alinéa de l’article L 131-2 ? C’est celui qui dit, avec l’ajout de ce petit mot : « Dans le cadre du service public de l’enseignement et afin de contribuer à ses missions, un service public du numérique éducatif et de l’enseignement à distance est obligatoirement organisé pour, notamment : […] ».

200528 - Dessin de Rémi Verbraeken sur l'informatique - La Déviation
Dessin de Rémi Verbraeken.

Avec un obligatoirement en plus, il s’agit donc de systématiser l’usage du numérique dans l’enseignement à distance, de l’école à l’université. La proposition de loi émane de la députée LR Frédérique Meunier. Elle met en avant quelques avantages qui justifieraient cet enseignement distanciel obligatoire. Par exemple, si des élèves sont malades, ou se retrouvent bloqué·es dans les transports en commun, si l’instruction se fait à la maison ou encore si les parents ne peuvent payer à leur enfants un logement proche de leur fac, etc.

Ces justifications soulèvent de nombreux problèmes et semblent surtout symptomatiques d’une façon de considérer les apprentissages. Si l’éducation nationale appelle à une différenciation des apprentissages afin de s’adapter aux besoins et niveaux hétérogènes des élèves en classe, c’est ici une individualisation forte qui apparaît. L’idéologie méritocratique fait des dégâts chez certain·es profs qui mettent en avant l’avantage de l’enseignement à distance pour certain·es élèves qui ne seraient alors pas ralenti·es par la classe (comme par exemple dans des commentaires de ce débat sur le site Néoprofs).

D’autant plus qu’il a déjà été bien signalé que l’accès à internet est très hétérogène entre élèves, et dépend notamment de la situation sociale. Une enquête menée par des chercheurs et des chercheuses d’Aix-Marseille Université pendant le confinement confirme ces inégalités, sur un ensemble de 6.000 réponses, et décrit aussi celles entre profs. Inégalités entre les profs qui connaissent bien les arcanes d’internet et de l’informatique et celleux qui ont dû utiliser l’ordinateur d’un·e conjoint·e pour travailler. Ou inégalités entre celleux qui ont du mal avec les PDF et celleux qui sont à l’aise avec divers formats numériques et sont mis en avant, comme Cyril et Nicolas, cités par Stanislas Dehaene ou interrogés par le Café pédagogique

On peut se poser aussi la question du droit à la déconnexion dont l’étendue actuelle est expliquée dans cette fiche. D’abord pour les profs, dont on imagine qu’iels devraient alors obligatoirement faire cours dans la journée et assurer l’enseignement numérique à distance en dehors de leur cours. Mais aussi pour les élèves, qui devraient suivre les cours même malades ou bloqué·es dans les transports en commun. Dans quelle mesure cette obligation d’enseignement à distance empiétera-t-elle sur des moments qui ne devraient pas être travaillés ? Sur la vie de la famille des élèves absent·es pour lesquel·les les parents devront aussi probablement assurer le suivi de l’enseignement à distance ?

Cette proposition de loi pourrait être un essai pour ensuite accentuer la part du numérique et du distanciel dans l’enseignement. Il semblerait en tout cas que l’institution souhaite se donner des moyens d’évaluer l’apport du numérique… en profitant des évaluations communes nationales de CP, CE1, sixième et seconde, à la rentrée 2020. Ces évaluations avaient été critiquées lors de leur mise en place par exemple par le Snes ou par Sud éducation. Ces syndicats relevaient notamment que les tests avaient été imposés d’en haut, qu’ils ne prenaient en compte qu’un point de vue quantitatif et qu’ils avaient pour ambition de comprendre comment améliorer la réussite des élèves alors qu’aucune mesure concrète n’était prévue ensuite…

Le Conseil scientifique de l’Éducation nationale propose d’utiliser ces évaluations (pdf, p16) pour savoir dans quelle mesure le confinement a eu un effet sur l’acquisition des savoirs par les élèves, ce qui « permettrait d’évaluer rétrospectivement l’efficacité des outils et des efforts déployés ».

200528 - Jardin partagé by Brigitte Reiser - La Déviation
Une autre piste que le numérique : l’enseignement à l’extérieur, relayé dans plusieurs tribunes depuis le déconfinement, dont celle du Réseau école et nature. Crédits Brigitte Reiser

Malgré un travail aux sources scientifiques multiples et indiquées, ces Recommandations pédagogiques pour accompagner le confinement et sa sortie manquent ici un point essentiel de la démarche scientifique : la prise en compte des facteurs confondants. Évaluer l’impact du confinement sur la scolarité ne permettra pas nécessairement d’en conclure sur l’efficacité des outils numériques puisque de nombreux autres facteurs entrent en jeu (accès à internet, apprentissages collectifs vs. individuels, impact psychologique du confinement, etc.), que le Conseil scientifique de l’Éducation nationale ne mentionne pas.

Notons aussi que ce même Conseil scientifique se fend d’un magnifique « ce n’est pas l’outil écran qui est problématique, son caractère bénéfique ou problématique dépend intégralement du contenu pédagogique et de l’usage qui en est fait ». Or, si, les outils peuvent être problématiques : on vous avait à ce propos déjà parlés d’Ivan Illich et de son approche de l’outil. Pour lui, lorsqu’un outil, passé un certain seuil, ne vise plus que son auto-reproduction, il devient destructeur. Où en est-on en ce qui concerne le numérique éducatif, soutenu par un ensemble d’acteurs autres qu’éducatifs (voir d’ailleurs notre autre papier à ce sujet), pour lesquels le développement et la reproduction de ces outils sont source de capitalisation financière, quel que soit leur usage ?

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