Des journalistes entendent briser la loi du silence autour de l’agroalimentaire breton

Parmi la flopée de tribunes sur le « monde d’après » qui remplissent les pages opinion des journaux, l’une d’elles n’était pas prévue au programme. Près de 500 journalistes se lèvent contre l’omerta qui règne sur les questions agroalimentaires en Bretagne. Adressée au président de région, elle pointe en creux les trusts qui asservissent les agriculteurs, le rôle d’auxiliaire de police assumé par le FNSEA mais aussi les chefferies qui plient devant l’adversité.

« Pour le respect de la liberté d’informer sur l’agroalimentaire », tel est le titre de la lettre ouverte publiée lundi 25 mai par Mediapart. Le président PS du conseil régional de Bretagne, Loïg Chesnais-Girard, et ses vice-présidents chargés de la culture, de l’agriculture et de les langues de Bretagne sont destinataires de ce courrier cosigné au 30 mai par 450 journalistes.

La démarche est rare dans cette profession fragmentée, d’autant plus qu’elle associe des plumes de médias locaux et nationaux. A de rares exceptions près, les noms connus du grand public s’abstiennent de tout soutien, tandis que nombre de pigistes prennent le risque de se griller auprès des employeurs.

L’initiative revient d’ailleurs à de jeunes journalistes de Bretagne, déjà confronté·es au mur dressé par les industriels et parfois même à des intimidations. C’est la révélation d’une série de pressions subies par l’autrice de la bande dessinée « Algues vertes : l’histoire interdite » qui a servi d’étincelle.

Ses 46.000 exemplaires écoulés la placent en position confortable pour apporter la contradiction aux tenants du « modèle agricole breton ». A condition ne pouvoir s’exprimer ! Ainsi, le Salon du livre de Quintin l’a rayée de sa liste d’invités. Sa présidente était candidate aux municipales en compagnie de Jean-Paul Hamon, salarié de la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor (FDSEA) et du fils du « député des cochons » (LR) Marc Le Fur. Une pure coïncidence épinglée par Le Canard enchaîné.

Plus aimable encore, le patron guingampais Jean Chéritel la poursuit en diffamation pour quelques lignes au milieu d’une enquête révélant un trafic de tomates francisées. Affaire pour laquelle le légumier finit par être condamné en novembre dernier, un an après une précédente peine pour le travail dissimulé d’intérimaires bulgares.

Ces ennuis judiciaires motivent début mai la création d’un comité de soutien constitué de militant·es, scientifiques, élu·es et autres auteur·ices réuni·es par la cause écolo. Leur tribune publiée par Libération révèle qu’une maison d’édition a préféré renoncer à une publication de la BD en breton. Les faits sont confirmés par le président de Skol Vreizh, qui confie à France 3 que son association a jeté l’éponge « d’une part pour des raisons économiques », mais aussi « par crainte pour leur subvention, du fait de l’influence au sein du conseil régional de personnes en charge de l’agriculture ».

Le chef de l’exécutif et ses vice-présidents se défendent de toute intervention directe, ce qui est d’ailleurs fort probable tant la longueur de la laisse semble intériorisée par les acteurs qui dépendent de subventions publiques. Cette ultime preuve d’auto-censure n’en déclenche pas moins l’initiative des journalistes, soutenue par les trois premiers syndicats de la profession ainsi que plusieurs clubs de la presse dont celui de Bretagne.

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Une pétition d’appui à la démarche du collectif de journalistes de Bretagne affiche près de 35.000 signatures moins d’une semaine après son lancement, signe de l’écho trouvé par les questions environnementales dans la société.

Il est trop tôt pour qualifier cette affaire de tournant, mais incontestablement les langues se délient. Des journalistes de France 3, Ouest-France et Le Télégramme conviennent publiquement « qu’il est difficile d’informer correctement sur l’agroalimentaire », que « des articles sont censurés et des sujets pas abordés de peur de fâcher les annonceurs ». Mais censurés par qui, si ce ne sont les hiérarchies ?

Si la région peut facilement répondre aux demandes plutôt sages qui lui sont formulées – ce à quoi elle s’emploie d’ailleurs en gardant probablement un œil sur le calendrier électoral -, le plus dur reste à venir : dévoiler les dessous d’un système qui exploite la terre et les travailleur·ses. Mettre à nu ses circuits de financement, ses réseaux politiques et ses arrangements avec le droit du travail.

Fervente porte-étendard du productivisme depuis l’après-guerre, la FNSEA n’a pas l’intention de rendre les armes. Fière d’avoir installé dans le débat l’idée que les journalistes se livreraient à un « agribashing », elle a obtenu du gouvernement la création d’observatoires départementaux pilotés par les préfets et même la création d’une cellule de gendarmerie nommée Demeter chargée de la surveillance des « menaces émanant de groupuscules hostiles à certains secteurs d’activité agricole ». Celle-ci amalgame explicitement les actions d’associations antispécistes comme L214 ou DxE aux vols d’engins, dans une pure logique de criminalisation du militantisme.

Pas question de laisser filmer impunément des cochons cannibales, des fois que les images du JT coupent la faim à quelques consommateur·ices devant leur plateau de charcuterie ! Et tant pis si cela répond au droit d’être informé des citoyen·nes !

Dans ce clair-obscur décidément rempli d’uniformes, des initiatives bienvenues et plus franchement espérées sont malgré tout de nature à établir un rapport de force. En phase avec des aspirations exprimées chaque jour plus fort dans le pays, cette lettre ouverte de journalistes a collecté en quelques heures pas moins de 31.000 signatures de soutien. Un encouragement à persévérer.

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