Alors que des écoles rouvrent dans des conditions très inégales et que d’autres ne rouvrent tout simplement pas, Jean-Michel Blanquer continue de communiquer sur la fameuse continuité pédagogique et la force du numérique censée l’avoir permise dans les conditions de la crise sanitaire. Le ministre a même annoncé des états généraux du numérique éducatif à la rentrée 2020 afin de « faire le point sur les enseignements positifs qu’on veut tirer de ce qui s’est passé » (nous soulignons).
De cette période complexe, à laquelle les profs n’étaient pas préparé·es, et surtout à laquelle les services numériques de l’éducation nationale n’ont pas su répondre, il faut donc se forcer à extraire du positif. Les enseignant·es ont déjà insisté sur le fait que la classe à distance n’est pas leur métier et que la charge d’enseignement ne peut pas non plus être transférée aux parents.
Enseigner à distance, en temps de confinement, n’assure pas la continuité pédagogique dans la mesure où c’est une réelle rupture par rapport aux pratiques enseignantes et que l’insistance du ministère sur l’acquisition de nouveaux savoirs implique pour les profs de nombreux renoncements. Iels doivent rénoncer à ne pas creuser les inégalités sociales, renoncer à la démarche d’un·e élève chercheur émancipatrice, renoncer à identifier des indices de progression des élèves… Ainsi que renoncer à l’idée qu’apprendre ensemble est essentiel.
Dans cette période où les enseignant·es, bombardé·es d’injonctions ministérielles, ont été en position de faiblesse, de nombreuses applications sont apparues pour les aider… Dans leur dernier hebdo, N’Autre école propose un dossier Du virtuel au réel qui revient sur la diffusion de Lalilo pendant le confinement.
Ce logiciel est principalement destiné aux élèves de grande section, CP et CE1 pour l’apprentissage de la lecture et a recueilli les inscriptions d’environ 10% des instits du cycle 2 (du CP au CE2) durant les premières semaines du confinement. Startup sélectionnée par le ministère dans le cadre d’un PI2A (partenariat d’innovation intelligence artificielle), Lalilo reçoit ainsi des subventions, la bénédiction du ministère et est diffusée auprès des enseignant·es de façon totalement acritique. Elle a ainsi accès au « marché captif » que constituent les enseignant·es.
Lalilo n’est qu’un exemple des nombreuses startups du numérique éducatif qui souhaiteraient se diffuser auprès des enseignant·es. Un de ses grands représentants en France, Educapital, a d’ailleurs publié un communiqué au titre limpide sur leur intentions : « L’indispensable Edtech, la preuve par le confinement. »
Educapital en profite pour monter un « site solidaire » qui propose gratuitement de nombreuses applications numériques pour les profs et les parents pendant le confinement. Or, Educapital n’est rien de plus qu’une société de gestion de portefeuille, dont le but est par conséquent de se faire des sous en investissant dans ce qui lui semble rentable. Elle propose une stratégie de transition numérique à l’éducation nationale, à base de novlangue sur l’innovation, l’autonomie, la solvabilité de la filière numérique et de champions européens à créer.
Car Educapital a un stratégie bien réfléchie. Sa présidente Marie-Christine Levet est associée au think thank Digital new deal qui publiait fin 2019 un rapport intitulé « Préserver notre souveraineté éducative : soutenir l’EdTech française » (pdf). Ce document fleure bon une espèce de néo-nationalisme, sur la base d’une « spécificité culturelle francophone » à valoriser dans une « exception éducative », afin de retrouver cette « souveraineté éducative » face au danger d’une « vassalité éducative » vis-à-vis des Gafam (ainsi qu’au « déferlement marketing des acteurs monopolistiques américains, et demain chinois »).
Le rapport s’appuie sur des références comme Yuval Noah Harari et le Boston consulting group mais ne présente aucun témoignage ou étude sur les enjeux du numérique en situation pédagogique. Se basant sur le constat que les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) ont un poids énorme dans le numérique, il préconise l’émergence de « champions européens » de l’Edtech. Le privé peut bien se faire des sous sur l’éducation et collecter des données sur les élèves et leurs enseignant·es mais il faut que ce soit un privé européen (et si possible français d’ailleurs) ! En fait, rien dans le rapport ne répond réellement au danger de l’emprise des Gafam. Et quasiment rien ne concerne réellement celleux qui sont au centre de l’éducation : profs et élèves. Tout n’est qu’affaire d’économie.
Tout ce qu’ignorent les startups du numérique éducatif
Ce mouvement vers le numérique éducatif est soutenu. Ici aussi, il s’agit pour certain·es, comme Stanislas Dehaene, président du conseil scientifique de l’éducation nationale, de profiter de la crise sanitaire pour « faire tomber des barrières » (article en accès payant mais les premières lignes donnent une bonne idée du reste)… Où l’on voit une nouvelle incarnation de la stratégie du choc, avec rhétorique quasi militariste à base de « sauver les enfants » – pourrait-on savoir qui les met en danger au vu de la politique menée par le gouvernement côté éducation depuis plusieurs années ? – et de « résister au confinement ».
Pour le neuroscientifique proche du ministre, il faut aujourd’hui créer un « Netflix pédagogique, gratuit et centralisé ». Et s’il rit des limites de la comparaison avec Netflix sur le critère de la gratuité, on peut rire jaune devant la perspective d’un ensemble de cours uniformisés, homogénéisés, qui ignore complètement l’apport essentiel de la relation éducative entre un·e enseignant·e et des élèves, fondement des pratiques pédagogiques.
En effet, si Educapital choisit de résumer la question du développement du numérique éducatif à l’aspect économique, ce dernier pose bien d’autres questions. Dont celles d’ordre pédagogique, comme le rappelle Julien Cueille, un prof de philo au lycée dans un entretien publié par L’Obs. Elles lui semblent cependant insuffisamment discutées dans le contexte de la crise.
Plus généralement, Julien Cueille pointe une grande incohérence :
« Alors que nous, enseignants, sommes les principaux usagers du numérique éducatif, notre voix, curieusement, ne semble pas porter. Nous sommes même souvent les derniers à être informés des évolutions décidées par les acteurs institutionnels, qu’il s’agisse de l’État ou des collectivités locales chargées de l’équipement des établissements. »
Des questions éthiques, notamment en ce qui concerne l’accès aux données, sont également présentes, de même que des questions sociales, qui ont entre autres été soulevées pendant le confinement par de nombreux·ses enseignant·es. Ces dernièr·es ont tiré la sonnette d’alarme sur les inégalités fortes d’accès au numérique entre élèves, rappelées dernièrement dans une tribune alertant sur les usages acritiques du numérique à l’école.
Les établissements scolaires sont aussi particulièrement inégaux dans leurs équipements numériques, même si des lignes budgétaires pourraient être ouvertes pour aider les enseignant·es à s’équiper (ou pas).
Enfin, n’oublions pas l’aspect environnemental de la diffusion du numérique éducatif… Il s’agit là d’équipements coûteux en ressources matérielles dont la production a des impacts environnementaux non négligeables. Ces arguments étaient déjà rassemblés en 2015 dans l’appel de Beauchastel contre l’école numérique.
Suite au confinement, de nombreux témoignages et réflexions se structurent, comme ceux rassemblés dans le dernier hebdo de N’Autre école, déjà mentionné plus haut.
À l’heure où le passage accru au numérique éducatif se profile comme une des caractéristiques de cet après-confinement de longueur indéterminée, il semble d’autant plus important de mettre en commun les réflexions et prises de positions. Un exemple parmi d’autres, à discuter et à s’approprier : pourquoi ne pas faire classe à l’extérieur, afin de donner plus d’opportunités aux enfants dans le contexte des mesures sanitaires à respecter ?