Venir écouter Sorj Chalandon*, c’est plus qu’un passe-temps d’intellectuels désœuvrés par un (pas) beau samedi après-midi. Qu’on le veuille ou non, ces deux heures d’écoute et d’échange avec cet homme entre deux-âges, au regard doux et fatigué, valaient toutes les conférences éclairées sur la guerre du Liban dans les années 1980.
Plus qu’un témoignage c’est aussi la pudeur d’un homme qui s’est ouvert au public. Loin du concours d’égo de certains journalistes, qui égrènent les destinations de leur passeport tamponné, un tableau de chasse héroïque qui questionne parfois leur sensibilité…
Sorj Chalandon n’est pas de ceux-là. Il n’a pas fait mine d’être sans peur, et des reproches il s’en fait à la pelle. Pourtant, il le répète, « je ne suis pas là pour pleurer mais pour recueillir les larmes des autres ». Alors même si, les trémolos dans la voix, il avoue que la guerre l’a blessé, sali, « chaque fois j’y ai laissé des lambeaux » ajoute t-il, il veut continuer à témoigner. Ce jour-là aux Champs-Libres, l’atmosphère est vite devenue brumeuse. Difficile d’écouter tout ce qu’il a vu et entendu. Lui, l’homme, le journaliste et le romancier.
« Nos mots tremblaient sous les stylos mais on n’avait pas le droit de pleurer, de mettre des mots en trop pour témoigner. »
« En revenant d’un pays en guerre, je n’ai pas envie de raconter, mais de partager, explique Sorj Chalandon, on reproche souvent aux anciens combattants de ne parler qu’entre eux… ils sont juste les seuls à se comprendre ». Le journaliste devient alors romancier, pour réussir à franchir les frontières. Celle qu’il s’impose d’abord à lui-même, l’homme de terrain qui en a trop vu mais ne s’autorise pas le chagrin : « Lorsque nous sommes entrés dans les deux camps de Sabra et Chatila après le massacre, nos mots tremblaient sous les stylos mais on n’avait pas le droit de pleurer, de mettre des mots en trop pour témoigner. J’aurais préféré être aveugle plutôt que de voir ça, j’avais deux yeux en trop. »
Le roman permet de franchir aussi un autre fossé, celui entre la scène et le spectateur, entre l’auteur et le lecteur… « je ne voulais pas faire un livre de journaliste sur la guerre au Liban, ni un Que sais-je sur les factions au Liban. Avec la fiction, j’ai fait parler des choses que je pensais muettes à tout jamais ». Dans Le quatrième mur, Sorj Chalandon a donc choisi d’être Georges, metteur en scène français, qui va se retrouver projeté au cœur du conflit libanais au moment où il décide d’aller y monter la pièce d’Anouilh, Antigone, en hommage à un ami cher. « Je voulais prendre un Français, un homme qui vit en paix et le confronter à la guerre, dans un milieu qu’il ne connaît pas. Un journaliste, lui, aurait presque été trop à l’aise, trop dans son élément, pour que le lecteur puisse s’y glisser derrière lui. »
Voilà son protagoniste plongé au milieu d’un conflit qui le dépasse. Malgré la guerre, il veut respecter la consigne fixée par son ami : chaque personnage d’Antigone sera joué par un membre d’une communauté différente… chrétiens maronites, musulmans chiites ou sunnites, druzes, juifs. L’occasion pour Georges, le héros, d’aller à la rencontre de chaque communauté. Le moyen pour Sorj Chalandon de mettre en lumière le contexte géo-politique du Liban au début des années 1980.
Debout les damnés de la guerre
Quand commence l’implication ? Dès le choix des mots, pour coucher sur papier le conflit qu’il observe. Prendre le parti de l’un contre l’autre est vain, « la victime d’un jour sera sans doute bourreau le lendemain, animée par la vengeance… le poète n’est pas que poète, le tueur n’est pas que tueur », rappelle l’auteur avant d’ouvrir son livre et d’entamer la lecture :
“C’était effrayant. C’était bouleversant. Un instant je me suis dit que j’avais plus vécu en cinq jours que durant ma vie entière. Et qu’aucun baiser de Louise ne vaudrait jamais la petite Palestinienne, retrouvant les mots d’un poète en secouant le poing. J’ai secoué la tête. Vraiment. Secoué pour chasser ce qu’elle contenait. J’ai eu honte. Je pouvais rentrer demain, laisser tomber, revenir en paix, vite. Un sourire de Louise et une caresse d’Aurore étaient les choses au monde qui me faisaient vivant. Et je me le répétais. Et je n’en n’étais plus très sûr. Alors j’ai eu peur, vraiment, pour la première fois depuis mon arrivée. Ni peur des hommes qui tuaient, ni peur de ceux qui mourraient. Peur de moi.”
La lecture en soit est témoignage : avec la voix qui tremble et le souffle court pour cacher son envie de pleurer, la pudeur de Sorj Chalandon rappelle que s’il emploie la fiction, ces scènes rapportées sont des souvenirs réels. Tout ce qu’il a intériorisé pour pouvoir dire l’indicible, fait comprendre l’inexplicable qui ressort timidement. Ses personnages sont des miroirs mais aussi des paravents derrière lesquels il se cache pour se projeter lui-même. « Ce n’est pas que je n’aime pas Georges, mon héros, je veux voir ce qui me serait arrivé, car eux, je ne les ai pas arrêtés. Pour George, la guerre l’avale tout en entier, c’est sa fin, sa sirène, elle l’appelle, il s’y perd… » Et d’ajouter qu’il ne déteste pas ses personnages, « en revanche je déteste les situations que j’ai vécues et je les envoie les revisiter. »
Ce livre, ultime excutoire pour le journaliste qui a décidé de raccrocher. Fini les missions en zones de conflits. « J’ai écrit ce livre pour faire taire les fantômes et en fait les ai convoqués. J’espère qu’après celui-là, je n’écrirais plus sur la guerre », souffle l’auteur de Mon Traître et de Retour à Killybegs. Il est aussi apparu dans la version audiovisuelle de l’enquête de Jean-Paul Mari, “Sans blessures apparentes”, sur les blessures psychiques liées à des expériences en zones de conflit.
Cet homme, qui raille les journalistes de terrain qui occupent les trois quarts de leur article sur un pays en guerre a expliquer comment ils sont parvenus à atteindre la ville, « c’est leur boulot, on s’en fout, encore heureux qu’ils y soient arrivés », donne une leçon, évidente au demeurant, mais si facile à oublier… « Il y a des gens qui arrivent avec des convictions et qui repartent avec les mêmes. Moi, j’arrive nu, je m’efface et je m’imprègne… c’est ça, pour moi, le journalisme. »
*Sorj Chalandon est journaliste pour le Canard Enchaîné. Il a travaillé pendant 34 ans pour Libération, journal pour lequel il a été notamment grand reporter et rédacteur en chef adjoint. Il a reçu le prix Goncourt des lycéens, le 14 novembre 2013, à Rennes, pour Le Quatrième Mur, son sixième livre sorti en librairie.
Le Quatrième Mur, Sorj Chalandon, Grasset, 2013, 19 €.
Une réponse sur « L’exutoire du journaliste, le salut de l’homme »
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