Catégories
Agiter

La Gazette des confiné·es #4 – Travail du sexe, Ehpad et barricades

Les travailleur·euses du sexe, encore plus stigmatisé·es et isolé·es

Pour les travailleuses et travailleurs du sexe (TDS) aussi, l’heure est à la réflexion sur la réorganisation du travail, mais pas que. Le Syndicat du travail sexuel en France (Strass) conseille aux TDS de s’orienter plutôt vers le travail via internet, tout en prévenant des dérives possibles (vol de vidéos, cyberharcèlement, etc.) et en donnant aussi des outils à toustes celleux à qui les faibles entrées d’argent de ces activités numériques ne suffiront pas.

Beaucoup d’entre elleux se trouvent contraint·es d’accepter des situations qu’elleux refuseraient en temps normal, pour leur santé et leur sécurité : des rendez-vous pris uniquement par mèl, des clients qui demandent des passes sans préservatif, des clients qui rognent sur l’argent donné parce qu’« ils prenaient beaucoup de risques »…

Car rien n’est fait par le gouvernement pour aider les TDS, pendant cette crise, pas plus qu’à l’ordinaire. Ielles ne sont pas considéré·es comme ayant un travail (sauf quelques un·es au statut d’auto-entrepreneur·e) et n’ont pas les droits du travail associés.

Les hôtels, lieux de vie pour une partie d’entre elleux, ferment. La stigmatisation sociale et l’isolement dont ielles font déjà l’expérience quotidienne se renforcent, le stigmate de  « la pute qui attrape toutes les maladies parce que c’est bien sa faute vu son activité » se réactive pour y inclure maintenant le coronavirus. Et aujourd’hui, travailler dans la rue, c’est aussi risquer de se faire violenter par une police à cran pour faire respecter le confinement.

Face à tout cela, certain·es ont l’impression de ne plus exister. Les associations et collectifs qui les soutiennent habituellement ont dû réduire leur action, alors que la communauté des TDS est la meilleure actrice de la prévention. Pour les soutenir financièrement pendant cette période, des cagnottes ont été créées. Les associations et le Strass continuent de revendiquer pour les TDS les mêmes droits que pour toustes.

Nos vieux meurent en silence

Manque de masques et de personnels, difficultés à faire accepter le confinement à des personnes atteintes de troubles cognitifs… les contagions s’enchaînent dans au moins 100 à 150 Ehpad d’Île-de-France, malgré des mesures de confinement drastiques qui privent les résident·es, confiné·es dans leurs chambres de leurs dernières interactions sociales.

Le nombre de décès menace d’être très élevé parmi ces personnes âgées fragiles, mais les morts survenant dans les maisons de retraite ne sont pour l’heure pas incluses dans les statistiques officielles, malgré les remontées faites aux agence régionales de santé (ARS). Edouard Philippe a promis samedi qu’un bilan serait communiqué cette semaine.

Là encore, le gouvernement ne pourra pas dissoudre ses responsabilités. La baisse des financements de ces établissements pour personnes âgées dépendantes, décidée en 2018, a pu favoriser la propagation du coronavirus et accentuer la souffrance des résident·es. Alors que de grands groupes font des bénéfices importants sur les Ehpad privatisés, rappelons que les revendications syndicales sont restées lettre mortes à ce sujet.

« Ne nous applaudissez pas, soutenez nous ! »

La radinerie des directions d’hôpital force depuis des années les soignant·es à multiplier les heures supplémentaires, faute d’effectifs suffisants. Alors, quand la crise permet de le justifier, pourquoi ne pas avoir recours à des bénévoles comme les secouristes au Samu ou des scouts pour la manutention et le standard à l’hôpital ?

D’après nos sources, certains hôpitaux auraient également essayé de faire travailler gratuitement les étudiant·es en médecine comme aide-soignant·e ou infirmier·ère dans les unités Covid, avant de faire machine arrière devant une levée de boucliers des concerné·es, soucieux·ses de ne pas dévaloriser et précariser un peu plus le travail de leurs collègues paramédicaux.

Avoir de quoi vivre, un peu de temps pour soi et un toit au-dessus de la tête, est-ce trop demander ?

Les personnels sont en lutte depuis plusieurs mois pour sauver l’hôpital public, au bord de la rupture bien avant le coronavirus !

Par ailleurs, si les initiatives pour soutenir, et notamment héberger les soignant·es se multiplient, certain·es les traitent comme de véritables pestiféré·es, leur demandant poliment de quitter leur immeuble pour ne pas risquer de contaminer les voisin·es !

Comme les profs ou les agriculteur·ices, les soignant·es sont apprécié·es pour leur utilité mais nié·es dans leurs besoins fondamentaux – avoir de quoi vivre, un peu de temps pour soi et un toit au-dessus de la tête -, est-ce trop demander ?

La surveillance s’installe… pour toujours ?

Alors que la loi sur l’état d’urgence sanitaire, qualifiée de scélérate par l’avocat Raphaël Kempf, est validée par le Conseil constitutionnel de manière douteuse (le délai de 15 jours n’ayant pas été respecté à cause de « circonstances exceptionnelles »…), il se peut que le confinement s’installe pour longtemps dans nos sociétés.

C’est du moins ce que pense un journaliste scientifique américain, une information à prendre avec des pincettes car elle se fonde sur des prédictions mathématiques incertaines vu qu’on sait encore peu de choses sur le Covid-19.

Mais on peut être certain que l’Etat poussera pour garder ses nouveaux joujoux sécuritaires (comme il a pu le faire pour le terrorisme en 2015) : utilisation des données téléphoniques pour géolocaliser les personnes (avec l’approbation de la commission nationale informatique et libertés (Cnil)…), drones pour surveiller les Parisien·nes, interdiction de se déplacer sans attestation, etc.

Si on croyait encore en les « gardes-fou » de l’état de droit (Conseil constitutionnel ou Cnil), il y a de quoi être déçu ! Pour la Cnil, on était prévenu depuis longtemps !

Le confinement n’arrête pas les violences policières !

On le sait, les contrôles de police sont d’une violence inouïe dans les quartiers populaires, cela ne s’est pas arrêté avec le confinement comme le dénoncent de nombreuses associations.

Au contraire, les policiers ont la meilleure des excuses pour arrêter n’importe qui dans la rue, vérifier le bon respect des mesures de confinement et même contrôler nos courses. Un recensement avec vidéos a été publié sur Paris-Luttes Infos.

Merci pour ce travail, celui de David Dufresnes, qui poursuit sa série « Allô, Place Beauvau » et celui de l’Observatoire des violences policières et continuons de lutter contre toutes les discriminations !

« Le fait divers fait diversion »

Depuis le début du confinement, une petite musique s’invite en boucle dans les communications du gouvernement, les médias de masse et les réseaux sociaux. Elle accompagne le mot d’ordre « restez chez vous » et sonne un peu trop le tambour et le clairon visant à nous mettre au pas.

Cette musique, c’est la stigmatisation des gen·tes qui sortiraient pour des motifs injustifiés.

De nombreuses personnes, à commencer par les keufs, les politicien·nes, les éditorialistes, mais aussi les soignant·es et voisin·es de palier se sentent légitimes à décider quelles sorties sont justifiées. Évidemment, certaines personnes ou populations sont davantage visées. Les JT se sont attardés longtemps sur le marché de Barbès. Les syndicats de flics n’hésitent pas à balancer des « fake news » pour s’en prendre encore aux quartiers populaires.

Quand on y regarde de plus près, on se demande si tout ça ne sert pas aussi à nous enfumer en rejetant la faute de la propagation du virus sur les individus.

Après dix jours de confinement, 225.000 personnes ont été verbalisées (ça fait au moins 30 millions d’euros, et l’amende vient de passer à 200 balles). Soit moins de 25.000 personnes par jour, en comptant celleux qui se sont pris une prune parce que les flics ont jugé qu’aller acheter des protections hygiéniques, laver ses vêtements ou faire un test de grossesse ne fait pas partie des motifs de première nécessité ou qu’on doit rester confiné chez soi même lorsqu’on a pas de domicile.

À comparer aux dizaines de millions de déplacements pour les municipales, mais surtout aux millions de personnes qui continuent d’aller travailler tous les jours, la plupart du temps sans aucune protection…

Frontières nationales ou barricades villageoises

Alors qu’en Europe les États se barricadent à coup de lois, de décrets et d’amendes, il y a des régions du mondes où littéralement, des barricades sont élevées.

Au Chili, l’archipel de Chiloe ne compte pour l’instant que deux cas de contamination. Les organisations sociales avaient obtenu des autorités un isolement réel avec pour seule exception l’approvisionnement en produits de base. Face au non respect de l’accord par l’industrie de la pêche, les habitants ont décidé que seules émeutes et barricades permettraient de fermer les accès aux îles.

En Algérie, en plein mouvement de contestation populaire, la confiance dans la capacité de l’État à gérer la situation est inexistante, et dans certains villages, forts d’une tradition d’auto-organisation, les habitants décident d’anticiper et de fermer les routes. On voit le même phénomène en zones rurales, dans d’autres pays où le vent de la révolte a soufflé cette année, comme en Inde ou au Liban.

À comparer avec la situation que l’on vit en France, où la gestion de nos déplacements se décide au « 20 heures » ou dans les préfectures et reste bien le monopole de l’État, dans les faits comme dans les pensées. Quand en janvier des villageois chinois décident de s’organiser ainsi, pour France 2, ils « paniquent » et  « font la loi».

Pour vivre heureuses, vivons masquées !

C’est une des questions que tout le monde se pose en ce moment : où sont passés les masques ? Si vous voulez la réponse, on vous invite à lire cet article.

Le gouvernement et la haute administration sont tellement en PLS sur cette question qu’iels préfèrent prétendre que les masques ne servent à rien plutôt que d’admettre à quel point iels se sont planté·es à force de suivre le dogme néolibéral. Sauf que les masques sont un moyen essentiel de lutter contre la propagation de l’épidémie.

Réapproprions nous les moyens de production !

N’attendons pas que Macron et sa bande fassent venir des stocks de Chine.

Réapproprions nous les moyens de production ! Avec une machine à coudre et les tutos et patrons disponibles sur internet, on peut fabriquer des masques en tissus réutilisables.

Ces masques sont moins efficaces que ceux qui sont utilisés dans les hôpitaux, mais c’est toujours mieux que de ne rien porter.

Ils permettent de réduire le risque de contaminer les gens que vous croisez et font sans doute l’affaire si vous n’êtes pas entouré·es de personnes porteuses du virus. C’est pas pour rien qu’ils sont obligatoires aujourd’hui dans plusieurs pays d’Asie, y compris à Hong-Kong où ils avaient été interdits suite aux manifs.

Faites-en pour vous, vos potes et les soignant·es de ville et des Ehpad, qui manquent de masques. Si vous êtes déter, vous pouvez même coudre des blouses avec des vieux draps !

Illustration : Un baiser masqué à Bryne en Norvège by Daniel Tafjord

Catégories
Lire

L’exutoire du journaliste, le salut de l’homme

Venir écouter Sorj Chalandon*, c’est plus qu’un passe-temps d’intellectuels désœuvrés par un (pas) beau samedi après-midi. Qu’on le veuille ou non, ces deux heures d’écoute et d’échange avec cet homme entre deux-âges, au regard doux et fatigué, valaient toutes les conférences éclairées sur la guerre du Liban dans les années 1980.

Plus qu’un témoignage c’est aussi la pudeur d’un homme qui s’est ouvert au public. Loin du concours d’égo de certains journalistes, qui égrènent les destinations de leur passeport tamponné, un tableau de chasse héroïque qui questionne parfois leur sensibilité…

Sorj Chalandon n’est pas de ceux-là. Il n’a pas fait mine d’être sans peur, et des reproches il s’en fait à la pelle. Pourtant, il le répète, « je ne suis pas là pour pleurer mais pour recueillir les larmes des autres ». Alors même si, les trémolos dans la voix, il avoue que la guerre l’a blessé, sali, « chaque fois j’y ai laissé des lambeaux » ajoute t-il, il veut continuer à témoigner. Ce jour-là aux Champs-Libres, l’atmosphère est vite devenue brumeuse. Difficile d’écouter tout ce qu’il a vu et entendu. Lui, l’homme, le journaliste et le romancier.

« Nos mots tremblaient sous les stylos mais on n’avait pas le droit de pleurer, de mettre des mots en trop pour témoigner. »

« En revenant d’un pays en guerre, je n’ai pas envie de raconter, mais de partager, explique Sorj Chalandon, on reproche souvent aux anciens combattants de ne parler qu’entre eux… ils sont juste les seuls à se comprendre ». Le journaliste devient alors romancier, pour réussir à franchir les frontières. Celle qu’il s’impose d’abord à lui-même, l’homme de terrain qui en a trop vu mais ne s’autorise pas le chagrin : « Lorsque nous sommes entrés dans les deux camps de Sabra et Chatila après le massacre, nos mots tremblaient sous les stylos mais on n’avait pas le droit de pleurer, de mettre des mots en trop pour témoigner. J’aurais préféré être aveugle plutôt que de voir ça, j’avais deux yeux en trop. »

Le roman permet de franchir aussi un autre fossé, celui entre la scène et le spectateur, entre l’auteur et le lecteur… « je ne voulais pas faire un livre de journaliste sur la guerre au Liban, ni un Que sais-je sur les factions au Liban. Avec la fiction, j’ai fait parler des choses que je pensais muettes à tout jamais ». Dans Le quatrième mur, Sorj Chalandon a donc choisi d’être Georges, metteur en scène français, qui va se retrouver projeté au cœur du conflit libanais au moment où il décide d’aller y monter la pièce d’Anouilh, Antigone, en hommage à un ami cher. « Je voulais prendre un Français, un homme qui vit en paix et le confronter à la guerre, dans un milieu qu’il ne connaît pas. Un journaliste, lui, aurait presque été trop à l’aise, trop dans son élément, pour que le lecteur puisse s’y glisser derrière lui. »

Le Quatrième Mur, extrait p 38-39
Le Quatrième Mur, extrait p 38-39

Voilà son protagoniste plongé au milieu d’un conflit qui le dépasse. Malgré la guerre, il veut respecter la consigne fixée par son ami : chaque personnage d’Antigone sera joué par un membre d’une communauté différente… chrétiens maronites, musulmans chiites ou sunnites, druzes, juifs. L’occasion pour Georges, le héros, d’aller à la rencontre de chaque communauté. Le moyen pour Sorj Chalandon de mettre en lumière le contexte géo-politique du Liban au début des années 1980.

Debout les damnés de la guerre

Quand commence l’implication ? Dès le choix des mots, pour coucher sur papier le conflit qu’il observe. Prendre le parti de l’un contre l’autre est vain, « la victime d’un jour sera sans doute bourreau le lendemain, animée par la vengeance… le poète n’est pas que poète, le tueur n’est pas que tueur », rappelle l’auteur avant d’ouvrir son livre et d’entamer la lecture :
“C’était effrayant. C’était bouleversant. Un instant je me suis dit que j’avais plus vécu en cinq jours que durant ma vie entière. Et qu’aucun baiser de Louise ne vaudrait jamais la petite Palestinienne, retrouvant les mots d’un poète en secouant le poing. J’ai secoué la tête. Vraiment. Secoué pour chasser ce qu’elle contenait. J’ai eu honte. Je pouvais rentrer demain, laisser tomber, revenir en paix, vite. Un sourire de Louise et une caresse d’Aurore étaient les choses au monde qui me faisaient vivant. Et je me le répétais. Et je n’en n’étais plus très sûr. Alors j’ai eu peur, vraiment, pour la première fois depuis mon arrivée. Ni peur des hommes qui tuaient, ni peur de ceux qui mourraient. Peur de moi.”

Le Quatrieme Mur - Sorj Chalandon - Grasset 2013 - La DéviationLa lecture en soit est témoignage : avec la voix qui tremble et le souffle court pour cacher son envie de pleurer, la pudeur de Sorj Chalandon rappelle que s’il emploie la fiction, ces scènes rapportées sont des souvenirs réels. Tout ce qu’il a intériorisé pour pouvoir dire l’indicible, fait comprendre l’inexplicable qui ressort timidement. Ses personnages sont des miroirs mais aussi des paravents derrière lesquels il se cache pour se projeter lui-même. « Ce n’est pas que je n’aime pas Georges, mon héros, je veux voir ce qui me serait arrivé, car eux, je ne les ai pas arrêtés. Pour George, la guerre l’avale tout en entier, c’est sa fin, sa sirène, elle l’appelle, il s’y perd… » Et d’ajouter qu’il ne déteste pas ses personnages, « en revanche je déteste les situations que j’ai vécues et je les envoie les revisiter. »
Ce livre, ultime excutoire pour le journaliste qui a décidé de raccrocher. Fini les missions en zones de conflits. « J’ai écrit ce livre pour faire taire les fantômes et en fait les ai convoqués. J’espère qu’après celui-là, je n’écrirais plus sur la guerre », souffle l’auteur de Mon Traître et de Retour à Killybegs. Il est aussi apparu dans la version audiovisuelle de l’enquête de Jean-Paul Mari, “Sans blessures apparentes”, sur les blessures psychiques liées à des expériences en zones de conflit.

Cet homme, qui raille les journalistes de terrain qui occupent les trois quarts de leur article sur un pays en guerre a expliquer comment ils sont parvenus à atteindre la ville, « c’est leur boulot, on s’en fout, encore heureux qu’ils y soient arrivés », donne une leçon, évidente au demeurant, mais si facile à oublier… « Il y a des gens qui arrivent avec des convictions et qui repartent avec les mêmes. Moi, j’arrive nu, je m’efface et je m’imprègne… c’est ça, pour moi, le journalisme. »

*Sorj Chalandon est journaliste pour le Canard Enchaîné. Il a travaillé pendant 34 ans pour Libération, journal pour lequel il a été notamment grand reporter et rédacteur en chef adjoint. Il a reçu le prix Goncourt des lycéens, le 14 novembre 2013, à Rennes, pour Le Quatrième Mur, son sixième livre sorti en librairie.

Le Quatrième Mur, Sorj Chalandon, Grasset, 2013, 19 €.

Quitter la version mobile