New York est une sacrée coquine. Toujours prête à se mettre en lumière, cette grosse pomme alimente davantage les flux d’infos qu’un Sarkozy sous pilule thaï. Les Haïtiens la remercient. Mais attention aux caricatures, la nouvelle “Venise des States” a mille visages. Patrie du capitalisme boursier, elle héberge aussi le plus célèbre newsmag littéraire de la planète, auquel un livre en français vient d’être consacré.
Le New Yorker n’a pas d’équivalent. Nous-mêmes, Français, d’habitude si prompts à copier les us d’Outre-Atlantique, nous privons de l’élégance des couvertures sans titraille ni légende. Nous réservons nos unes aux sujets anxiogènes et racoleurs. Nous sous-exploitons nos dessinateurs de talent pour préférer des maquettes au rabais. Nous supportons ces patrons dépassés, de l’Express ou du Point, qui bradent l’âme de leurs titres en entraînant toute la presse vers sa ruine.
Vous le comprenez, si j’avais quelques amis rentiers, je les caresserais dans le sens du poil pour financer un plagiat francophone du classieux titre américain. Car derrière la respectueuse façade se cache un savant mélange d’enquêtes journalistiques et de bandes dessinées, de critiques culturelles et de récits littéraires de haute volée. Malgré sa prétention élitiste, son style art déco un peu “branchouille”, le New Yorker ne méprise personne et surtout pas ses lecteurs. Snob, mais de qualité. Les “mooks” n’ont rien inventé !
Pour mettre en valeur ce prestigieux magazine – attirer le chaland sans jouer au camelot – une Française, Françoise Mouly, choisit les unes depuis 1993. C’est elle, directrice artistique du New Yorker, épouse d’Art Spiegelman – le représentant majeur du comics underground -, qui changea les mœurs du journal. Tina Brown remarque le travail de Mouly, alors que cette dernière édite le magazine Raw, dans lequel elle publie les planches de Maus dessinées par son mari. L’exigeante rédactrice en chef recrute le couple. Qualifiée de “grande prêtresse” de Condé Nast pour sa reprise réussie de Vanity Fair, Tina Brown veut insuffler un nouvel élan au magazine, afin que chaque numéro fasse parler de lui dans les dîners.
Françoise Mouly, de l’underground au Condé Nast Building
La réforme est profonde. Le titre se modernise. Brown et Mouly préfèrent les dessins d’actualité aux natures mortes, chères à l’ancien éditeur William Shawn (1952 à 1987). D’anciens collaborateurs sont rappelés, parmi lesquels Jean-Jacques Sempé. C’est le début des secousses, assumées depuis le départ de Tina Brown par David Remnick.
Toujours dépourvues de caricatures, les unes du New Yorker retrouvent les thèmes politiques des débuts, sans chercher à faire rire. “Les bonnes couvertures ne disent pas ce qu’il faut penser : elles incident à penser.” Françoise Mouly insiste auprès des dessinateurs pour qu’ils s’épargnent de tout commentaire. La consigne est claire : “leur image n’est pas prête tant qu’elle a besoin d’une légende pour être présentée”. (Écoutez le grand entretien de Françoise Mouly sur France Inter)
Dans ces Dessous du New Yorker, Françoise Mouly sélectionne les dessins qui l’ont marquée, mis de côté dans son bureau au fil des ans. Publiés ou refusés, ils retracent l’histoire contemporaine des États-Unis, sous le prisme finement impertinent du magazine. C’est la grande force de l’ouvrage.
Les dessins qu’elle nous présente nous parlent en tant que Froggies. Le Monicagate, l’élection d’Obama, les guerres en Irak, en Afghanistan, le procès de Bambi, la folie Palin ou les frasques de Tiger Woods nous sont familiers tant le soft power américain reste puissant.
Histoire moderne des États-Unis
Le New Yorker, c’est au fond l’Amérique qu’on préfère. L’Amérique progressiste, ouverte et cultivée. Une Amérique sans doute un peu fantasmée, en témoigne notre emballement pour Obama. Un pays plus complexe que son bipartisme ne le laisse présager. Reste que l’hebdomadaire, symbole de cette Amérique là, se diffuse encore à plus d’un million d’exemplaires. Preuve de son aura.
Le livre nous rappelle salutairement que non, tous les Américains ne croyaient pas Bush et sa croisade “contre le terrorisme et les armes de destruction massive”, oui nombreux sont ceux qui défendent le droit à l’IVG, manifestent contre la torture et respectent le mariage gay, autorisé depuis 2011 à New York. Ça me donnerait presque envie de chanter The Star-Spangled Banner.
Une fois n’est pas coutume, le New Yorker se légende. Ses couvertures révèlent leur processus de création. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement des “couvertures auxquelles [nous] avons échappé”, comme le stipule le titre de l’ouvrage. Le célèbre dessin d’Ahmadinejad sur le trône ou celui des tours jumelles noires sur fond noir côtoient les esquisses refusées.
Françoise Mouly s’attache à rappeler le contexte de chaque image, les controverses provoquées dans la rédaction, dans les autres médias, voire dans la société. La polémique n’effraie pas la Française, consciente du formidable argument de vente renouvelé chaque semaine. La puissance de l’image ne se dément pas au temps des réseaux ! L’éditrice explique ses choix, raconte ses commandes dans l’urgence et motive ses refus. Elle met en valeur ses trente dessinateurs, avec au premier rang les habituels Barry Blitt (auteur de la couverture du livre), Anita Kunz et Art Spiegelman.
À travers son texte transparaît aussi le fonctionnement de son fringant magazine de 87 ans. Son témoignage est utile. Il offre le paysage médiatique américain disponible à la comparaison. Une mauvaise note toutefois pour le relecteur, dont le manque de rigueur apporte une ombre au tableau. Les coquilles sont trop nombreuses pour ne pas irriter les yeux. Le charme de la mise en page s’en trouve quelque peu écorné.
Les dessous du New Yorker. Les couvertures auxquelles vous avez échappé, Françoise Mouly, Éditions de la Martinière, 25€.