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La Gazette des confiné·es #6 – Précarité, santé mentale et masques

Au menu du jour, on parle des effets amplifiés du Covid sur les personnes précaires, celles qui sont dans des structures de soins psychiatriques et celles qui sont continuent de travailler pour enrichir les patrons. On vous propose aussi des moyens de lutter, en mettant en place des solidarités, inventant nos propres gestes barrières et en questionnant les stratégies du gouvernement contre le virus, qui reposent entre autres sur l’armée et le système judiciaire.

Inégalités sociales renforcées : la solidarité est indispensable

Les inégalités sociales tuent de multiples manières ; un exemple classique est donné par la ville de Glasgow où la différence d’espérance de vie est de 11 ans entre les quartiers pauvres et les quartiers riches.

Le coronavirus ne fait pas exception comme le montre la surmortalité en Seine-Saint-Denis. En cause : la difficulté à mettre en place les mesures de distanciation sociale du fait de la promiscuité, la pauvreté qui oblige les habitant·es, en premier lieu les femmes, à accepter des métiers exposés, et finalement les inégalités face à l’accès aux soins.

Le confinement a été pensé par et pour les urbains riches : en effet plus de 17 % des habitant·es de Paris ont pu se réfugier ailleurs (où iels ont pu par exemple avoir accès à un jardin) alors que les plus pauvres n’ont pas eu cette chance. Aux Etats-Unis, pouvoir rester chez soi est un privilège. Ainsi, les personnes aux revenus les moins élevés ont mis en moyenne quatre jours de plus que les plus riches avant de pouvoir appliquer les consignes de confinement.

200315 - La romantizacion de la cuarentena es privilegio de clase by Jay Barros - La Déviation
La romantizacion de la cuarentena es privilegio de clase by Jay Barros

Dans ce contexte, la solidarité est plus importante que jamais. Félicitations aux multiples initiatives qui continuent pendant cette période : La Table de Jeanne-Marie à Tours (photo de une), L’Autre cantine et L’Autre hangar à Nantes, la Cantine des Pyrénées à Paris, etc.

Précarité à l’université

On vient de le rappeler, ce sont les plus précaires qui subissent en premier les conséquences du confinement : impossibilité de compléter son revenu via des petits boulots, pas de contrat de travail qui protège dans ce cas de figure, etc.

A l’université, les étudiant·es qui n’ont pas pu rentrer chez leurs parents (par exemple les étrangèr·es ou celleux originaires des départements d’outre-mer), sont confiné·es dans des chambres de Crous de 9m2 quelquefois insalubres.

Heureusement, il y a de la solidarité entre précaires. Celleux de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) appellent justement dans leur communiqué, entre autres choses, à la suspension des loyers des résident·es des Crous durant la période du confinement et à l’octroi d’une année de bourse supplémentaire pour les étudiant·es boursièr·es. De plus, a été mise en place une caisse d’urgence pour les précaires (étudiant·es ou travaillant dans l’ESR) pour soutenir les personnes dans des situations parfois critiques à cause du confinement ainsi qu’un tumblr pour parler de leurs situations.

200407 - Bannières du site des précaires de l'enseignement supérieur et de la recherche - La Déviation

Le gouvernement fait céder La Poste au profit des patrons de presse

Qui a dit que le « quatrième pouvoir » était mort ? La presse écrite vient d’obtenir une victoire. Enfin, ses patrons, pas ses journalistes. Dans un communiqué commun avec l’Alliance pour la presse d’information générale publié jeudi, La Poste s’engage à rétablir progressivement la distribution des journaux les lundis et mardis.

Comme nous vous le racontions dans notre précédente gazette, le syndicat des éditeurs a fait feu de tout bois, en transformant des titres en tracts patronaux, comme le dénonce le Syndicat national des journalistes, mais aussi en mobilisant ses réseaux. Lors de la séance de questions au gouvernement du 1er avril au Sénat, pas moins de trois orateurs sur dix ont relayé les doléances des éditeurs sur cette baisse de cadence.

Convoqué à Matignon jeudi, le pédégé du groupe La Poste, Philippe Wahl, a dû confesser une « erreur .

Le maintien de ce service public qui tient subitement à cœur du patronat repose sur des précaires. Plus précisément sur 3.000 travailleur·euses, dont une bonne partie recrutés en intérim pour renforcer la filiale Mediapost. Sud-PTT, qui a assigné la direction du groupe en référé pour obtenir un bilan sanitaire de l’épidémie, estime que cette décision « met en danger une population particulièrement fragile, la moyenne d’âge des des “Médiapostièr·es” étant de 57 ans ».

200407 - Restez chez vous je vous apporte le coronavirus Détournement Facebook Sud PTT Gironde - La Déviation
Détournement publié le 19 mars sur la page Facebook de Sud-PTT Gironde.

Aggraver la crise sanitaire et en profiter, Amazon excelle dans le « en même temps »

Ni l’acheminement des quotidiens ni celui du courrier ne mobilisent autant les postièr·es que la livraison des colis. Une télécommande vocale, des bouteilles de gouache ou encore un casque de « gamer » s’affichent au palmarès des meilleures ventes d’Amazon au 6 avril.

Le premier « a » de l’acronyme Gafam représente à la fois le principal concurrent et le premier client de La Poste pour des produits difficilement classables comme essentiels. En pleine récession, les affaires du géant américain de la vente en ligne sont pourtant florissantes.

Comme le raconte Jean-Baptiste Malet dans Le Monde Diplomatique, les hangars d’Amazon tournent à plein régime, sans garantir le moindre respect des fameux « gestes barrières » et encore moins de la distanciation sociale. « On se confine à plus de mille. » Soit près de 900.000 travailleur·euses à travers le globe.

Le champion de l’évasion fiscale symbolise les tensions qui traversent l’administration française.

Si la ministre du Travail, a fixé le 5 avril un ultimatum de trois jours à Amazon pour se mettre en conformité, il faut se souvenir que les premières remontrances publiques de Muriel Pénicaud datent du dimanche précédent.

200407 - Amazon coronavirus attroupement - La Soirée 2 L'Info - France 2 - La Déviation
Capture d’écran du reportage diffusé le 3 avril sur France 2 et intitulé « Coronavirus : le géant de la livraison Amazon enverrait-il ses salariés au casse-pipe ? »

Entre-temps, aucune fermeture d’entrepôt n’a été décidée. L’inspection du travail a pourtant le pouvoir d’arrêter temporairement une activité ou au moins de saisir le juge des référés. Elle se contente pour l’heure d’une mise en demeure pour quatre sites, situés à Saran (Loiret), Brétigny-sur-Orge (Essonne), Lauwin-Lanque (Nord) et Sevrey (Saône-et-Loire).

Sous pression de leur ministère de tutelle, les directions générales des entreprises (Direccte) semblent plus soucieuses de protéger le PIB que les salarié·es. « Notre mot d’ordre doit être : l’activité économique pour tous les secteurs DOIT reprendre et se poursuivre », écrivait jeudi 26 mars la directrice départementale de la Marne, dans un courriel révélé par Mediapart. Un courrier, parmi d’autres, qui ulcère les syndicats, mais qui a au moins le mérite de la franchise.

Deuil en temps de pandémie

Concernant les décès liés au coronavirus, le conseil scientifique préconisait, le 23 mars, qu’« au moins un membre de la famille [puisse] voir le visage [du défunt] » et, pour les autres, « de relayer cet échange par l’intermédiaire d’un enregistrement vidéo », trouvant ces mesures suffisantes pour permettre un deuil potable.

Le gouvernement s’est finalement montré un peu plus humain que les scientifiques, autorisant jusqu’à 20 personnes à se rendre aux enterrements (sauf dans certains gros foyers de contamination) et permettant de reporter les obsèques, sur avis préfectoral, jusqu’à six mois après le décès. Le choix du mode d’inhumation est également garanti. Néanmoins, les proches ne pourront voir que brièvement le visage de la personne décédée à travers la housse. Une amélioration car au début de la crise, la mise en bière se faisait sans aucune possibilité pour la famille de voir le défunt.

Ces règles, tout comme celles limitant le nombre de visites à l’hôpital aux personnes sur le point de décéder, sont difficiles à accepter pour les proches, et entraîneront des deuils longs et difficiles. Il importe de rester vigilant·es quant à leur rationalité – en effet, les mort·es ne toussent pas…

Un critère de la « vie réussie »

Dans les unités de soins psychiatriques des hôpitaux, s’organiser pour lutter contre le Covid-19 se fait aussi, sous des modalités qui semblent similaires aux autres unités. Le sens attribué à l’arrêt du serrage de main pour se dire bonjour apparaît cependant porteur de bien plus de signification.

Au-delà d’un simple geste barrière, c’est un geste de proximité entre un·e soignant·e et un·e patient·e, à l’heure où certain·es médecins le refusent encore par dégoût de ce type de pathologie. La distanciation sociale imposée par le virus remet à l’ordre du jour ce mépris et annule de nombreuses pratiques du soin psychiatrique. La gestion de la crise du Covid-19 devient ainsi une anti-psychiatrie.

Si la psychiatrie a dû, tout comme les autres services de l’hôpital public, souffrir des nombreuses restrictions budgétaires, elle sait aussi aujourd’hui que ses patient·es ne seront pas prioritaires. Et même au sein des patient·es, plus la pathologie par laquelle on les aura défini·es sera jugée lourde, moins ielles auront de chance d’être accepté·es en réanimation.

Dans un monde où l’écoute, l’interaction et la reconnaissance en tant que personne devraient faire partie intégrante du soin, tout cela a des relents de fonction de régulation sociale plus drastique encore que ce qui est déjà discuté. Regarder ce qui est défini comme maladie psychiatrique nous montre ce que la société considère comme une « vie réussie ».

200407 - CQFD Mensuel Mais vous êtes fou numéro février 2020 - La Déviation
Le numéro de février 2020 du mensuel CQFD était consacré à la folie.

Et au-delà du confinement et des patient·es aujourd’hui dans les unités ou en soin, des psychiatres pensent à l’après. De nombreux·ses soignant·es livrent des témoignages glaçants de la crise et ielles seront probablement nombreux·ses à souffrir de ce qui est nommé syndrome post-traumatique.

Les personnes confiné·es dans des conditions difficiles, ou ayant dû travailler dans des conditions difficiles aussi. Et même sans conditions difficiles, que dire de toutes ces personnes qui arrivent à gérer des symptômes d’angoisse au quotidien mais n’ont plus les ressources habituelles pour y faire face ? Quel·les soignant·es seront encore présent·es pour prendre soin de toutes ces personnes ? Comment pouvons-nous nous aussi penser à prendre soin d’elles après, et pas seulement pendant ?

C’est peut-être l’occasion de regarder vers une pratique autogestionnaire du soin, par exemple ici ou .

« Masquarade »

Dans un récent communiqué, l’Académie des sciences recommande le port généralisé du masque, comme en République Tchèque et dans d’autres pays.

Selon les sources des collectifs masks4all et stop-postillons, le masque, même non optimal, réduit la probabilité de contaminer autrui par les microgoutelettes lorsqu’on éternue ou qu’on parle, notamment pour les personnes asymptomatiques mais contagieuses. Ce geste s’ajoute, sans les remplacer, aux autres gestes barrières (la contamination reste possible si on ne se lave pas les mains après avoir touché une surface infectée). Le masque dissuade en outre de porter la main au visage.

200407 - Campagne masks4all by compte Youtube Petr Ludwig Konec prokrastinace - La Déviation
La campagne tchèque #masks4all vise à faire adopter le port du masque par la population générale à l’extérieur du domicile.

Mais les masques se font rares, entre autres à l’hôpital, où les masques chirurgicaux et FFP2 restent l’option la plus sûre pour éviter la contamination par les grandes quantités de virus aérosolisées par les patient-es toussant dans les respirateurs. Les stocks de masques non utilisés peuvent être ramenés en pharmacie.

Restent les masques en tissus, réutilisables après un lavage en machine d’au moins 30 minutes à 60°C. Le guide de l’Agence française de normalisation recommande d’éviter les masques à couture centrale, comme nous vous l’indiquions dans notre quatrième gazette, préférant celui décrit par exemple dans ce tuto ici ou dans le tutoto de Paris-Luttes.info. Vous aussi pouvez faire un masque sans machine, avec une simple serviette et une agrafeuse.

Le gouvernement, un temps opposé à la généralisation du masque, pourrait changer d’avis, se rangeant tardivement derrière l’avis de son conseil scientifique. Les masques pourraient devenir obligatoires pendant et après le confinement.

L’État organisera-t-il la production d’un certain type de masques, interdisant les autres et contrôlant par là nos déplacements ? Pour l’en empêcher, généralisons la production de masques artisanaux et améliorons les pour qu’ils deviennent le plus efficace possible. A vos machines !

Quelles stratégies face au virus ?

Lorsque les stratégies des différents États sont évoquées, un axe semble faire consensus dans une partie de la presse : il y a les gentils qui confinent et les irresponsables qui veulent l’immunité de groupe.

Cette opposition, simpliste, n’a pourtant pas beaucoup de sens. Que peut-il arriver au virus ? Soit il circule librement et massivement (herpès, HPV), soit il est complètement éradiqué (variole), soit une part importante de la population est immunisée et les résurgences sont rares et localisées (oreillons, rougeole).

La première option n’est pas souhaitable vue la létalité de ce virus, la seconde semble difficile à moyen terme (pour la variole, il a fallu 200 ans).
Pour la troisième, la stratégie n’est pas unique : le confinement en attendant un vaccin, mais ça prendra du temps, le laisser-faire de crevard capitaliste, ou des voies médianes comme l’exposition au virus selon la vulnérabilité en protégeant les personnes plus âgées ou à risque (ce qui n’est pas assez bien fait).

Il n’y a pas qu’un type de confinement, que ce soit dans la méthode plus ou moins autoritaire, ou dans l’effet recherché. Évidemment, prévoir l’effet produit dépend des connaissances sur la propagations des épidémies, qui sont en pleine construction.

Sentinelles résilientes

Annoncée le 25 mars, l’opération Résilience se déploie petit à petit dans les régions. L’armée était déjà bien associée à la gestion de la crise, avec la présence à Matignon du général ayant supervisé l’évacuation de la ZAD de NDDL. Et maintenant, cette opération lui donne des missions de santé, de logistique et de protection, tout ça de façon assez floue.

200407 - Le général Lizuray auditionné par les sénateurs dans l'affaire Benalla by Public Sénat - La Déviation
Le général Lizurey avait justifié devant les sénateurs en juillet 2018 la nomination d’Alexandre Benalla en tant que lieutenant-colonel dans les spécialistes de la réserve.

Il faut bien occuper les militaires, puisqu’avec le confinement l’opération Sentinelle perd un peu de son sens (ça au moins c’est de l’adaptation résiliente). La protection, ce sera donc celle de convois de masques, d’entrées d’hôpitaux, de rues vides

Mais protection contre quoi ? Contre qui ? Si l’on en croit Macron, c’est la guerre contre le virus. A moins qu’il ne se persuade que des armes l’arrêtent, doit-on penser qu’il s’agit alors de neutraliser de potentiel·les porteur·euses du virus qui, tel·les des zombies, se rueraient sur les livraisons de masques ? Peut-être qu’il nous faut alors entendre résiliation plutôt que résilience

Ce qui semble plus certain, c’est que les vieilles habitudes ne changent pas : les « banlieues » restent désignées comme les irresponsables indisciplinées, le député LR Eric Ciotti ayant justement suggéré d’y envoyer l’armée tout récemment.

Quant aux opérations hors de France, si les militaires français·es en Irak ont été rapatrié·es « temporairement », le reste semble continuer à rouler. L’outil militaire de gestion de crise aujourd’hui déployé en France a contribué à la création ou à l’intensification de bien d’autres crises ailleurs. On reprend les mêmes, on recommence avec les mêmes recettes : pas très résilient tout ça.

Sous le masque de l’efficacité, le bâillon des libertés

« La ministre de la Justice fait vaciller encore un peu plus notre État de droit, sans “états d’âme” », déplore le Syndicat de la magistrature. La plus haute juridiction administrative a en effet validé vendredi la prolongation automatique des détentions provisoires.

Des prévenu·es, présumé·es innocent·es dans l’attente de leur jugement, restent derrière les barreaux sans pouvoir se défendre. L’ordonnance du 25 mars modifiant la procédure pénale prolonge de deux ou trois mois la durée maximale des détentions provisoires ordonnées lors d’informations judiciaires sur des délits et de six mois dans les procédures criminelles.

Des dispositions dénoncées par l’Association des avocats pénalistes, l’Union des jeunes avocats, le Syndicat des avocats de France, la Ligue des droits de l’homme, l’Observatoire international des prisons et donc le Syndicat de la magistrature. Leur référé a été rejeté sans débat, fût-il organisé en visio.

La libération de 9 % des prisonnièr·es, en fin de peine, annoncée par la chancellerie au 1er avril ne règle pourtant pas le problème de la surpopulation carcérale, pour laquelle la France est régulièrement condamnée. Maisons d’arrêt et centres pénitentiaires comptent encore plus de 66.000 détenu·es pour environ 61.000 places, au mépris de la loi qui impose l’encellulement individuel.

200407 - Carte du Covid-19 dans les prisons françaises by Observatoire international des prisons - La Déviation
L’Observatoire international des prisons tient à jour une carte des cas de Covid-19 détectés dans les prisons françaises. Cliquez dessus pour y accéder

Parallèlement, l’épidémie se propage. Le nombre de détenus testés positif au Covid-19 a bondi de 55 %, passant en cinq jours jours de 31 à 48, selon l’administration. Des données probablement sous-estimées quand, au même moment, 114 agents pénitentiaires sont testés positifs et 931 renvoyés chez eux. Au moins un prisonnier et un surveillant en sont morts.

Un bilan qui n’empêche pas les juges de prononcer des mandats de dépôt pour violation répétée du confinement. Le Panier à salade en recense douze au 6 avril à 11 h, grâce aux articles parus dans la presse nationale et régionale, auxquels s’ajoute un placement sous surveillance électronique pour un garçon de 19 ans, contrôlé quatre fois sans attestation en bon et due forme, dans l’agglomération de Grenoble. Soit 60 mois de prison ferme distribués, compte L’Envolée dans son flash info sur les prisons.

Ce nouveau délit voté par les parlementaires dans le cadre de la loi d’urgence sanitaire fait d’ailleurs l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), déposée par plusieurs avocats dont Raphaël Kempf. Elle a néanmoins peu de chances d’être examinée. Le gouvernement, pour une fois prévoyant, a suspendu l’obligation de traitement des QPC jusqu’au 30 juin. Un bâillon qu’accepte de porter le Conseil constitutionnel, qui a validé le volet organique de la loi d’urgence sanitaire, alors même que l’article 46 de la loi fondamentale a été violé en pleine conscience.

Illustrations : Bénévole cuisinier à la Table de Jeanne-Marie à Tours Tous droits réservés

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Ne faisons pas le deuil de notre liberté

Éditorial – Notre tristesse est immense et nos mots de solidarité bien peu de choses après l’attaque qu’a subi la rédaction de Charlie Hebdo ce matin.

Cet attentat est une flèche empoisonnée tirée dans le cœur de notre démocratie déjà vacillante. À cette heure, tout semble indiquer que ses auteurs sont des fanatiques islamistes. Des terroristes, qui par définition, souhaitent semer la confusion avec l’espoir de déclencher une nouvelle guerre des civilisations.

Aucune liberté n’est un acquis, encore moins celle de la presse, même dans un pays en paix.

Nous surpasserons cet événement en refusant le piège de l’emballement. S’il marquera sans doute notre décennie, n’en faisons pas un tournant. Refusons les amalgames, le repli et la spirale destructrice de la haine.

En 1574, Étienne de la Boétie écrivait dans son discours de la servitude volontaire :

C’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge : qui, pouvant choisir d’être sujet ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse.

Justine Briot, Geneviève Canivenc, Célia Caradec, Gary Dagorn, Romain Deschambres, Sylvain Ernault, Héloïse Kermarrec, Klervi Le Cozic, Cécile Nougier, Hervé Quillien, Vincent Tréguier

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30 Seconds To Mars : les photos que vous n’auriez pas dû voir

Récit – Elles ne sont pas vraiment belles et ont pourtant suscité la fureur du groupe de l’Américain Jared Leto aux Vieilles Charrues. Mes photos ont bien failli être effacées à la demande du staff de 30 Seconds To Mars, au mépris de la loi.

Il est 23 h 40 et la prairie de Kerampuilh s’est déjà bien vidée ce dimanche soir. Tout est relatif quand on parle du premier festival de France en fréquentation. Il reste sans doute encore deux bonnes dizaines de milliers de spectateurs.

Je me restaure avec un ami sous le chapiteau de la crêperie centrale et deux chemins s’ouvrent à nous. Monter écouter Birth Of Joy sur la scène Grall, ou descendre voir 30 Seconds To mars devant Glenmor. Nous choisissons la deuxième option, curieux de voir la relation entre le chanteur-acteur Jared Leto et ses groupies.

Depuis quatre jours, je couvre le festival pour ma radio, enchaînant les interviews et les photos destinées aux réseaux sociaux du média, comme convenu dans mon accréditation. C’est la cinquième année consécutive que je viens à Carhaix comme reporter, toujours volontaire car ravi d’y trouver un terrain d’expérimentations journalistiques hors normes.

Dernier concert du week-end, derniers clichés. Nous progressons tranquillement, sans difficulté. Le public n’est compact que dans les cinq premiers rangs.

Le show est très visuel. Les effets de lumière sont réussis et le lancer de gros ballons multicolores plutôt photogénique. Un spectacle unanimement qualifié de “ridicule” par les critiques.

30 Seconds To Mars - Vieilles Charrues 2014 - La Déviation

J’avance encore. Comme souvent, j’emprunte une partie de la prairie un peu creuse. Le dénivelé est défavorable et l’espace souvent innocupé. Quelques mètres plus loin, Jared Leto utilise pleinement l’avancée de scène d’une vingtaine de mètres qui s’enfonce dans le public. Parfait.

30 Seconds To Mars - Agent de sécurité - Capture vidéo de Nolwenn .C.
Le membre du staff du groupe me pointe du doigt pour me faire baisser l’appareil photo. Capture d’écran de la vidéo de Nolwenn C. publiée sur Youtube.

Cinq mètres derrière le public, l’oeil dans le viseur – et non l’appareil porté à bout de bras – je déclenche une première salve. Un agent de sécurité monte soudain sur le marche-pied de la crash-barrière et me fait de grands signes (vous le verrez surgir sur cette vidéo). Le message est clair. Un peu las, je m’arrête. Quelques heures plus tôt j’ai déjà été escorté vers la sortie pour aussi peu (lire l’encadré ci-dessous).

Vous ne verrez donc pas Jared Leto enroulé dans un drapeau breton, ni le jeune fan monté sur scène pour dire quelques mots.

30 Seconds To Mars Jared Leto - Vieilles Charrues - La Déviation

Je sais que les photographies du concert de 30 Seconds To Mars sont prohibées pour les professionnels. L’annonce a été faite sur le tableau de bord des photographes dans l’espace presse. Mais écrire en capitales et souligner trois fois n’accorde pas une subite autorité sur la loi.

30 Seconds To Mars - Consignes Vieilles Charrues 2014 - La Déviation

Malgré ces recommandations amicales, une quinzaine de minutes plus tard et toujours à la même place, je décide de pointer mon appareil vers la scène, pour une dernière illustration du public, joyeux et parfois même excité. Nombreux sont celles (et ceux) qui photographient où filment avec leur téléphone ou leur compact. Jared Leto invitera même ses fans à brandir leur téléphone à la fin du concert pour une photo relayée sur Instagram et vous n’aurez pas trop de mal à trouver de nombreuses vidéos sur Youtube.

L’ambiance est aux triangles avec les doigts, mais le ton va subitement changer pour moi. Acharnement et caprice : je suis de nouveau visé. Mon humble reflex Pentax K-x, équipé d’en objectif Sigma 18-200 mm d’entrée de gamme semble faire très peur à la sécurité.

“Seven, six, five, four, three, two, one…”

Le même agent enjambe la barrière et me rejoint. C’est en fait un membre du staff du groupe. Il est Américain et c’est peu dire que le dialogue s’engage difficilement. Il veut que je supprime les photos devant lui, or j’ai pris soin de cacher la carte mémoire dans ma poche.

PLUSIEURS PRÉCÉDENTS – J’ai reçu de nombreux “rappels à l’ordre” de la part des agents de sécurité depuis 2010. Toujours pour cause de “photos prises depuis le public”. Un cap a été franchi l’an dernier, lorsque j’ai été exfiltré par plusieurs gros bras pendant le concert de The Roots. J’avais accepté de supprimer la plupart de mes prises de vue. Cette année, pendant Ky Mani Marley, trois agents m’ont mené manu militari vers l’espace presse, me confisquant momentanément ma carte de presse. Les responsables de l’accueil leur ont rappelés que j’étais dans mon bon droit. Mauvaise transmission de consignes ? J’ai alerté les organisateurs sur ce point lors de la conférence de presse de clôture. C’était quelques heures avant 30 STM. Vous connaissez la suite…

Ultimatum, je sors ma carte de presse, rien n’y fait. “OK”, je fouille mes poches. Je crois perdre ma carte SD et avec elle tous mes clichés. En toute bonne foi je ne la retrouve pas. Ce quiproquo va jouer pour moi. Compte à rebours : “Seven, six, five, four, three, two, one…” décollage ! Deux autres agents, ceux du festival cette fois, franchissent la barrière et m’empoignent. Ce qui soit dit en passant provoque une certaine agitation. Nous passons de l’autre côté du décor, Jared continue de chanter. Ils m’envoient dans les coulisses, on s’entend mieux pour discuter.

Arrivée près des loges : je suis toujours fermement tenu alors que je n’oppose aucune résistance. Rapide discussion entre le très tatillon membre du staff californien et le chef de la sécurité. Dans l’intermède je retrouve ma carte et accepte la suppression des derniers clichés. Je préfère éviter de passer de mains en mains pendant des heures, puisque je n’ai de toutes façons pas grand chose d’intéressant à sauver. Le président du festival Jean-Luc Martin est juste à côté et, conséquence ou non, la courtoisie est désormais de mise pour les agents qui évitent bien de créer un scandale.

Le chef sécu n’arrive pas à supprimer les photos et en moins de cinq minutes je suis reconduis dehors. Il ne m’a jamais été reproché d’avoir gêné le public, d’avoir créé le moindre trouble à la sécurité ou la bonne poursuite du concert. On ne m’adresse ni justification ni excuse.

Je veux rejoindre mon ami dans le public, mais nouvelle surprise, un jeune agent au polo rose me pousse violemment sur le chemin opposé. Ultime et si dérisoire usage de la force. Ce, de nouveau sous le regard interloqué des techniciens et bénévoles qui passent par là.

J’apprendrai plus tard que l’équipe de Jared Leto n’a cessé de donner des consignes aux réalisateurs vidéo pour qu’ils choisissent leurs plans. Seuls les écrans géants fonctionnaient ce soir-là, tous les téléviseurs, disposés notamment dans l’espace presse, ayant été coupés. Une fois encore, les voeux du groupe ont été exaucés.

Notes complémentaires

AU FAIT, ET LA LOI ? – Je ne suis pas légaliste et cette situation si absurde et décalée, vu les enjeux, ne devrait pas mériter un tel rappel. Pourtant, je dois constater que ce n’est pas en mettant un mouchoir sur ce genre de comportement que les conditions de travail des journalistes s’amélioreront devant les concerts de festivals. Nous devons pouvoir rendre compte de ces moments publics au public. Vous savez, ça commence comme ça et… Je dois donc de nouveau citer le photographe Clovis Gauzy dont la synthèse des textes sur son site est très claires. “Le photo-journaliste, dans le cadre de son activité, ne peut se voir refuser l’accès à un événement seulement pour des questions de sécurité du public ou des artistes, ou de capacité d’accueil, en vertu des articles L333-6 et suivants du Code du Sport. […]  D’après l’article 20-4 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la Liberté de communication, l’article L333-7 du Code du Sport est applicable aux événements de toute nature qui présentent un grand intérêt pour le public. […] La jurisprudence considère que les artistes, dans le cadre de leurs activités professionnelles, donnent leur autorisation tacite pour la diffusion. Cette autorisation est néanmoins limitée à des activités artistiques ou d’information de la part du photographe, et il n’est pas possible, pour l’auteur, de fournir ces droits à un tiers pour une activité commerciale ou de communication publicitaire.” Journaliste professionnel, je ne commercialise pas mes clichés à un tiers et j’informe mes lecteurs : je suis parfaitement concerné.

PHOTOGRAPHIER OU BOYCOTTER ? – De nombreux journalistes, sans doute fatigués par ces exigences, renoncent à photographier les concerts marqués par le sceau de la censure. Ils en font parfois mention dans leurs articles. Je m’y suis souvent résolu, considérant que les photos servaient la communication des artistes. Ne pas en publier, c’est en quelques sortes les punir en retour en les privant d’une exposition médiatique. Sur les commentaires du site de Ouest-France, le journaliste Antoine Vicot écrit : “Aucun mot, car aucune image. Il nous a été interdit de filmer ou de prendre des photos lors du concert de 30 Seconds To Mars. Dans ces conditions pourquoi parler d’un groupe qui nous empêche de faire notre travail.” Or nul ne devrait nous “interdire” de photographier voire même de filmer un extrait de concert public. Comme on l’a vu précédemment, le droit est de notre côté. J’ai donc désormais décidé de passer outre. Sans provocation a priori, mais sans oubli a posteriori. Ces artistes et leurs agents, dont je dénonçais l’attitude dans un précédent papier consacré aux contrats, doivent assumer publiquement leurs basses manœuvres. La presse ne devrait pas faire le dos rond face à ces pressions mais les affronter de front. J’estime que même les plus petits combats méritent d’être menés. Et soutenus.

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Une semaine sur les ondes #8 – 29 septembre

La foisonnante actualité de cette rentrée sur les ondes ne doit pas nous empêcher de prendre le temps d’écouter. Et de lire. Le 19 septembre est paru chez Buchet Chastel “Captain Teacher”, le récit d’une aventure hors du commun qui s’est déroulée en Afghanistan.

Cliquez ici pour ouvrir la frise chronologique en plein écran et profiter d’une meilleure expérience de lecture. Rafraichissez la page si la frise ne s’affiche pas.

Raphaël Krafft, que l’on a connu à vélo pendant la dernière campagne présidentielles, a intégré l’armée française en décembre 2009. Un engagement pris dans le seul but de créer une radio communautaire à Subobi, au sud de Kaboul. Ce projet, piloté par la grande muette, a malheureusement fait long feu.

Dans cette revue de presse hebdomadaire, vous écouterez également un hommage à Gilles Verlant, des témoignages d’artisans de la presse alternative ; vous découvrirez une radio associative des Pyrénées-Atlantiques tournée vers la culture, une webradio consacrée aux cours de l’or et quelques pépites dénichées sur la toile. De ce qui fait le plus de bruit dans ce petit monde, à ce qui passe (presque) inaperçu sur l’écran des sonomètres.

Le flux radio

 

 

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Le New Yorker se dévoile

New York est une sacrée coquine. Toujours prête à se mettre en lumière, cette grosse pomme alimente davantage les flux d’infos qu’un Sarkozy sous pilule thaï. Les Haïtiens la remercient. Mais attention aux caricatures, la nouvelle “Venise des States” a mille visages. Patrie du capitalisme boursier, elle héberge aussi le plus célèbre newsmag littéraire de la planète, auquel un livre en français vient d’être consacré.

Le New Yorker n’a pas d’équivalent. Nous-mêmes, Français, d’habitude si prompts à copier les us d’Outre-Atlantique, nous privons de l’élégance des couvertures sans titraille ni légende. Nous réservons nos unes aux sujets anxiogènes et racoleurs. Nous sous-exploitons nos dessinateurs de talent pour préférer des maquettes au rabais. Nous supportons ces patrons dépassés, de l’Express ou du Point, qui bradent l’âme de leurs titres en entraînant toute la presse vers sa ruine.

Vous le comprenez, si j’avais quelques amis rentiers, je les caresserais dans le sens du poil pour financer un plagiat francophone du classieux titre américain. Car derrière la respectueuse façade se cache un savant mélange d’enquêtes journalistiques et de bandes dessinées, de critiques culturelles et de récits littéraires de haute volée. Malgré sa prétention élitiste, son style art déco un peu “branchouille”, le New Yorker ne méprise personne et surtout pas ses lecteurs. Snob, mais de qualité. Les “mooks” n’ont rien inventé !

Les dessous du New Yorker - page 92-93
Pas question de mettre du sang et des boyaux à la une… à moins de trouver la bonne idée. Ici, Ana Juan se penche sur la guerre en Irak. Couverture de mai 2004.

Pour mettre en valeur ce prestigieux magazine – attirer le chaland sans jouer au camelot – une Française, Françoise Mouly, choisit les unes depuis 1993. C’est elle, directrice artistique du New Yorker, épouse d’Art Spiegelman – le représentant majeur du comics underground -, qui changea les mœurs du journal. Tina Brown remarque le travail de Mouly, alors que cette dernière édite le magazine Raw, dans lequel elle publie les planches de Maus dessinées par son mari. L’exigeante rédactrice en chef recrute le couple. Qualifiée de “grande prêtresse” de Condé Nast pour sa reprise réussie de Vanity Fair, Tina Brown veut insuffler un nouvel élan au magazine, afin que chaque numéro fasse parler de lui dans les dîners.

Françoise Mouly, de l’underground au Condé Nast Building

La réforme est profonde. Le titre se modernise. Brown et Mouly préfèrent les dessins d’actualité aux natures mortes, chères à l’ancien éditeur William Shawn (1952 à 1987). D’anciens collaborateurs sont rappelés, parmi lesquels Jean-Jacques Sempé. C’est le début des secousses, assumées depuis le départ de Tina Brown par David Remnick.

Toujours dépourvues de caricatures, les unes du New Yorker retrouvent les thèmes politiques des débuts, sans chercher à faire rire. “Les bonnes couvertures ne disent pas ce qu’il faut penser : elles incident à penser.” Françoise Mouly insiste auprès des dessinateurs pour qu’ils s’épargnent de tout commentaire. La consigne est claire : “leur image n’est pas prête tant qu’elle a besoin d’une légende pour être présentée”. (Écoutez le grand entretien de Françoise Mouly sur France Inter)

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Dans ces Dessous du New Yorker, Françoise Mouly sélectionne les dessins qui l’ont marquée, mis de côté dans son bureau au fil des ans. Publiés ou refusés, ils retracent l’histoire contemporaine des États-Unis, sous le prisme finement impertinent du magazine. C’est la grande force de l’ouvrage.

Les dessous du New Yorker - Françoise Mouly - La MartinièreLes dessins qu’elle nous présente nous parlent en tant que Froggies. Le Monicagate, l’élection d’Obama, les guerres en Irak, en Afghanistan, le procès de Bambi, la folie Palin ou les frasques de Tiger Woods nous sont familiers tant le soft power américain reste puissant.

Histoire moderne des États-Unis

Le New Yorker, c’est au fond l’Amérique qu’on préfère. L’Amérique progressiste, ouverte et cultivée. Une Amérique sans doute un peu fantasmée, en témoigne notre emballement pour Obama. Un pays plus complexe que son bipartisme ne le laisse présager. Reste que l’hebdomadaire, symbole de cette Amérique là, se diffuse encore à plus d’un million d’exemplaires. Preuve de son aura.

Le livre nous rappelle salutairement que non, tous les Américains ne croyaient pas Bush et sa croisade “contre le terrorisme et les armes de destruction massive”, oui nombreux sont ceux qui défendent le droit à l’IVG, manifestent contre la torture et respectent le mariage gay, autorisé depuis 2011 à New York. Ça me donnerait presque envie de chanter The Star-Spangled Banner.

Une fois n’est pas coutume, le New Yorker se légende. Ses couvertures révèlent leur processus de création. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement des “couvertures auxquelles [nous] avons échappé”, comme le stipule le titre de l’ouvrage. Le célèbre dessin d’Ahmadinejad sur le trône ou celui des tours jumelles noires sur fond noir côtoient les esquisses refusées.

4/5Françoise Mouly s’attache à rappeler le contexte de chaque image, les controverses provoquées dans la rédaction, dans les autres médias, voire dans la société. La polémique n’effraie pas la Française, consciente du formidable argument de vente renouvelé chaque semaine. La puissance de l’image ne se dément pas au temps des réseaux ! L’éditrice explique ses choix, raconte ses commandes dans l’urgence et motive ses refus. Elle met en valeur ses trente dessinateurs, avec au premier rang les habituels Barry Blitt (auteur de la couverture du livre), Anita Kunz et Art Spiegelman.

À travers son texte transparaît aussi le fonctionnement de son fringant magazine de 87 ans. Son témoignage est utile. Il offre le paysage médiatique américain disponible à la comparaison. Une mauvaise note toutefois pour le relecteur, dont le manque de rigueur apporte une ombre au tableau. Les coquilles sont trop nombreuses pour ne pas irriter les yeux. Le charme de la mise en page s’en trouve quelque peu écorné.

Références

Les dessous du New Yorker. Les couvertures auxquelles vous avez échappé, Françoise Mouly, Éditions de la Martinière, 25€.

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“Comment se maquiller pour un enterrement ?”

“- Bon les mecs, on les attire comment ces gamines ? – Hum… avec un poster de boys band, un conseil fringues et un roman-photo à l’eau de rose ? – Nul et pas cher, ça fera l’affaire !” La formule des patrons de presse marche depuis des lustres, mais un magazine s’en est un temps écarté. À raison, car lui seul est aujourd’hui consacré.

À son époque, à sa grande époque plutôt, de 1993 à 1998, quand la rédactrice en chef mode s’appelait Emmanuelle Alt, 20 ans tranchait radicalement avec ses concurrents de la presse pour midinettes. Le magazine, qui existe depuis 1961, atteint sa quintessence grâce à un ton décalé, inexistant chez ses concurrents Girls et Jeunes & Jolies. Un sale caractère qui casse les codes institués par des féminins comme Elle, Madame Figaro ou Biba. Une liberté pas étrangère à la bienveillance de son actionnaire, le groupe Excelsior de la famille Dupuy.

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Différentes unes du magazine 20 ans, de 1993 à 2001. Crédits Journaux-collection.fr.
Roman photo dans le magazine Girls en 2012
Le vilain roman-photo que les lectrices de “20 ans” se passait dans les années 90′ et auquel celles de Girls sont confrontées chaque mois en 2012.

L’auteure et lectrice assidue de 20 ans, Marie Barbier, co-fondatrice des éditions Rue Fromentin, avait 18 ans en 1995. Elle regrette la disparition de cette parution “drôle”, dotée d’un “humour ni régressif, ni bébête, qui tirait plus souvent que de raison vers la méchanceté ou le désespoir”. Pour une fois, un féminin traitait les jeunes filles “en adultes”.

Le magazine a enfilé plusieurs peaux et connut plusieurs propriétaires depuis les années 60. Le livre raconte les raisons de cette évolution, les idées lumineuses qui viennent à bout des manques de moyens, puis le manque d’imagination et finalement le déclin. Fruit de nombreux entretiens avec les acteurs de la période dorée du journal, l’ouvrage donne notamment la parole à l’ancienne rédactrice en chef du titre, Isabelle Chazot. Elle qui redonna un souffle au vieux magazine, en usant d’un editing agressif et d’iconographies audacieuses.

Au-delà des montages photos osés – bien qu’à moindres coûts – que se permet 20 ans, un style littéraire propre au journal se développe. Pas de recettes de cuisines, mais des astuces maquillages décapantes (à ne surtout pas suivre), des horoscopes délirants et quantité d’articles fleuves qui offrirent entre autres titres “Les détritus d’Hollywood“, “Les frigides“, “Le marxisme expliqué aux jeunes“, “Comment se maquiller pour un enterrement” ou “Les nouveaux pauvres du libéralisme sexuel“.

Parmi les rédacteurs, quelques plumes acides, dont celle de Michel Houellebecq, qui s’inspira du magazine pour son roman La possibilité d’une île, ou encore plus inattendu celle d’Alain Soral, dans sa période communiste, encore drôle et pas encore idéologue néoréac’. D’autres hommes constituaient la rédaction, dont le responsable du courrier des lecteurs Diastème. Lui-même savait écrire à un public en partie masculin, touchant les garçons qui, nombreux, piquaient le magazine à leur grande sœur.

Dix ans après les louanges de l’Huma – qui parlait en 1999 d’un magazine “cultivant l’insolence goguenarde comme signe d’affirmation du moi” –, Vincent Glad révélait les conditions d’un journalisme au rabais, dirigé sur MSN, au moment du retour en kiosques de 20 ans. La déchéance d’un magazine naguère insoumis.

4/5Captivant témoignage sur un ovni de la presse, “20 ans. Je hais les jeunes filles” parlera à ses lectrices nostalgiques comme aux passionnés des médias. Ils découvriront les coulisses d’un magazine hors norme, des recrutements aux conférences de rédaction. Un titre, qui pensait aux lecteurs avant les annonceurs, dont Causette, qui paraît depuis 2008, représente en quelque sorte une heureuse descendance. À défaut d’illustrations des maquettes de l’époque, le livre se nourrit d’un joli corpus d’articles, permettant de répondre notamment à cette question toujours décisive : “Mariage ou débauche, que choisir ?“.

Références

20 ans. Je hais les jeunes filles, coordonné par Marie Barbier, Rue Fromentin, 2011, 20 €.

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Bikini mag, le bien ficelé

Scandale moral dans l’après-guerre pudibonde, le bikini était une bombe d’indécence et de vulgarité. Soixante-cinq ans plus tard, les bouts de tissus se muent en magazine, qui sans créer l’effroi, souffle un vent de fraîcheur dans le paysage médiatique breton.

Distribué depuis avril 2011 en Bretagne administrative, Bikini est un nouveau bimestriel très mini. Oui, mais il est gratuit ! Noyé parmi toutes sortes de publications publicitaires et/ou institutionnelles sur les présentoirs des cafèts universitaires et des bars associatifs, Bikini ne mérite pas de boire la tasse. Car malgré sa taille de prospectus pour opérateur mobile, le magazine n’utilise pas des formules creuses pour amadouer le client. Voyons plutôt.

“Rendez-vous en aire inconnue”

En cinquante-six pages hautes en couleurs, Bikini nous envoie loin des sentiers battus. Avec un dossier sur “la plouc culture” de la jeunesse du Kreiz Breizh, une rencontre avec un raëlien et un reportage sur la gestion des chiottes rennaises, la rédac’ n’y est pas allée de main morte dès son premier numéro. Sous couvert de franche rigolade, les articles sont fouillés et les témoignages nombreux. Un militant anti-sectes analyse la présence des organisations pseudo-religieuses dans la péninsule, le rappeur rural MC Circulaire témoigne de la vitalité des campagnes, le responsable propreté de la ville de Rennes décrit le quotidien de ses cuvettes préférées… Il n’en reste pas moins difficile de placer, au détour d’une discussion entre amis, que vous connaissez la proportion des boxes individuels dans le parc des toilettes publiques de la ville. Tentez le coup, vous verrez bien !

Parce que Manau comme représentant du rap breton, ça suffit maintenant.
Parce que Manau comme représentant du rap breton, ça suffit maintenant.

La lubie des journalistes pour les questions incongrues se poursuit dans le numéro deux. Comment vit une aire d’autoroute la nuit ? Qui choisit la programmation musicale des supermarchés ? Respectivement, ce sont Julien Marchand – directeur de la publication et ancien élève de l’IUT de Lannion – et Régis Delanoë – un habitué des pages de So Foot -, qui lèvent les interrogations que nous n’avions pas. C’est de l’enquête de proximité et il fallait y penser !

Le gratuit version haut de gamme

Même si Bikini n’est pas un simple agenda culturel, il demeure un magazine classé dans la catégorie “presse magazine régionale gratuite d’information culturelle & spectacles” au côtés du Cri de l’Ormeau briochin ou du Black Pepper nantais, la plus-value journalistique en plus. Ce qui fait la différence.

Fidèle à sa thématique, le numéro de juin est d’ailleurs consacré en grande partie aux festivals musicaux de l’été, côté scène, coulisse, fosse et comptoir. Outre les conseils de groupes à écouter et de nourritures à fuir, le magazine propose un très bon article sur l’aïeul des Vieilles Charrures, le Festival Elixir. Un flashback dans les années 80 pour se rappeler qu’avant Bruce Sprinsteen à Kerampuilh, il y eut Jimmy Cliff à Saint-Pabu.

Au fil des pages, la personnalité du mag’ s’affirme. Plutôt Sexy Sushi que Nolwen Leroy, Philippe Katerine que Yannick Noah, pour une fois les rédacteurs n’oublient pas de donner leur avis. Sans non plus aller à contre-courant, l’équipe exprime ses choix et multiplie les portraits. Ça fait zizir.

Pour couvrir la saison des festivals, Bikini sévira tout l’été sur Internet. Ce qui nous fait penser à So Ouest, que la concurrence sera rude dans les algecos-presse.

    Les finistériens n'ont pas attendus Christian Troadec pour écouter du rock dans la poussière.
Les finistériens n’ont pas attendus Christian Troadec pour écouter du rock dans la poussière.

A l’image de Tracks sur Arte, Bikini est parfois trash, souvent fun, pop, hype et beaucoup de termes anglais à la fois. Les “18-35 ans” apprécieront ce concept, de mémoire inédit en Bretagne. Vivant uniquement de la publicité, Bikini compte sur un maximum de retours des lecteurs pour convaincre et fidéliser les annonceurs. Espérons donc que les bretons se ruent sur Bikini pour que vive l’impertinence sur papier glacé.

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