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Diego, un phoque candidat au prix Nobel de l’amour

C’est l’histoire, soyons originaux, d’un animal que l’on a peu l’habitude de voir traîner en ville… une âme romantique… un garçon sensible…”.

Diego est maladroit, marche au son des cliquetis de ses béquilles, et réfléchit au ralentit. Et même si Diego est un phoque, il semblerait bien qu’il soit l’incarnation de la bonté humaine, sentiment obsolète, dont on a oublié, à New York-sur-Loire, jusqu’à la définition. Symbole des métropoles qui jonchent la planète, New York-sur-Loire réunit tous les excès : des gratte-ciel les plus étourdissants aux bas-fonds crapuleux ou encore aux « 30 millions d’âmes et tout autant de voitures ».

Ce sera le décor de cette pièce en trois tomes, ou sitôt les trois coups donnés, Diego se fait embarquer dans une aventure particulière : il devient l’élève unique d’une formation intensive, en vue de participer au prix Nobel de l’amour, un concours organisé tous les cent ans et que la gente pédagogico-municipale est bien décidé à remporter. Quitte à tricher un peu avec les règles du jeu. Très vite l’histoire s’emballe, Diego, nouveau « Messie préfabriqué », « cynocéphale excréteur », devient la cible du Diable, un petit monstre en salopette à carreaux qui a des canines bien acérées. Lui aussi veut gagner, mais même le diable n’est plus ce qu’il était, alors il va se débrouiller tout seul, sans sa troupe de monstres cornus.

Dans le périple du « Bibendum céleste », Nicolas de Crécy réussit un tour de maître : nous faire partager son délire mystique et intellectuel autour d’une histoire aux mille rebondissements grâce à un graphisme enivrant. Les cases passent du rouge feu de l’enfer, à la ville gris et or et on suit ces déplacements dans le temps et dans l’espace comme on assiste à un rêve.

C’est en allégorie que Nicolas de Crécy nous raconte une histoire et transmet la peur, l’impuissance ou l’excitation, d’un veau marin décidément très manipulé, qui se laisse berner par les apparences et veut croire à l’amitié. Son minois et son accoutrement attendrissent ou agacent mais il n’y peut rien, les obsessions des humains le dépassent et même les gargouilles et autres caryatides, qui l’insultent du haut de leur piédestal.

Dans « Le bibendum céleste », les dialogues sont savoureux, on s’insulte, on se ment, on se bagarre et on triche. Heureusement qu’il y a le narrateur, une gentille tête en forme de babybel, qui nous emmène un peu partout, comme on visiterait des studios de tournage. Sauf que là, toutes les bobines sont mélangées, il faudrait des heures pour résumer les trois actes de ce roman graphique, paru pour la première fois en 1994 aux Humanoïdes associés.

Sachez, en guise d’excuse, que très vite, le diable vole la narration pour mieux la maîtriser… à vous de voir si vous oserez tourner les pages à la poursuite de ces cochons, chiens ou humains sans humanité, atteints depuis longtemps « par un déluge de neurones avariés dans leur cervelles moisies »… Il suffit de savoir s’y prendre, et il se pourrait bien que Belzébuth en personne, dans sa salopette à carreaux, vous laisse écouter la suite…

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Le bibendum céleste, de Nicolas de Crecy, Les Humanoïdes Associés, 40 € les trois volumes.

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Quand la BD part en road-trip

Ça fait toujours rêver ces histoires d’hommes et de femmes qui, un beau jour, osent mettre fin à la routine et s’en aller. Ils partent pour un ailleurs plus gai, plus calme, plus exotique, toujours à la recherche d’un je ne sais quoi qui excuserait presque leur absence.

Au cinéma, Paris Texas est de ces films-là qui nous invitent à monter en voiture et nous trimballe un peu partout, du fin fond du désert, aux faubourgs les plus conventionnels. En bande dessinée, l’invitation au voyage passe tout aussi bien.

Les princesses aussi vont au petit coin

Citons tout d’abord le dernier ouvrage de Chabouté, en noir et blanc comme à son habitude, reflet de ses histoires pleine d’humanité qui se heurtent toujours à la réalité. “Les princesses aussi vont au petit coin”, c’est le titre pour le moins original de cet album, qui donne le ton.

Princesses1L’ouvrir, c’est se plonger dans une aventure sombre et burlesque. Celle d’un couple peu pressé par la vie, qui a décidé de sillonner les chemins à bord de son camping-car, en route pour nulle part et partout à la fois.

Quand il tombe sur un auto-stoppeur étrange, à l’air maladif et dérangé, leur périple n’en devient que plus excitant. Et plus dangereux aussi. Incrédule sur ses racontars, le couple se laisse pourtant mener par l’auto-stoppeur, cette fois-ci, pour une fuite en avant. Peu à peu, la folie de l’homme est remise en question pour laisser la place à… la psychose. La vie, qui s’écoule au rythme des stations essences, finira même par prendre une odeur de soufre et d’amertume. Cette BD nous attrape dès les premières cases, sans bulles, silencieuse, pour mieux nous laisser plonger au cœur de ce polar rondement mené, à la chute vertigineuse.

Les princesses aussi vont au petit coin, Chabouté, Vents d’Ouest, 17,99 €. 

Far Away

Si vous aimez les grands espaces, les forêts canadiennes à l’été indien et les jolies histoires d’amour, ce road-trip là devrait vous plaire. “Far Away” c’est l’histoire de Martin Bonsoir, chauffeur routier célibataire et bourru, qui se fait surprendre par la neige, un soir, en traversant les Laurentides, une province du Québec.

C’est chez Esmé qu’il trouvera refuge, la seule habitante à des lieux à la ronde. Le jour de son départ, elle demande à Martin de l’emmener avec elle. L’histoire est haute en couleur. Sans doute grâce au coup de pinceau de Gabriele Gamberini qui magnifie les paysages traversés, et retransmet les sentiments des personnages avec délicatesse.

On pourra être surpris de voir de la peinture sur des cases de BD, mais ça donne un côté roman-photo assez sympathique, qui rend l’histoire encore plus accessible. Il manque peut-être quelques pages à l’album pour finaliser la narration d’un périple sur les highways canadiens, qui mènera le tandem, aux sentiments de plus en plus tendres, des chutes du Niagara, aux Rocheuses du Wyoming. Mais les grandes aventures, c’est comme les vacances, ça n’aurait plus de charme si ça n’avait pas de fin. La BD finit doucement, sans mélancolie, laissant la routine reprendre le dessus. Finalement, ce qui compte dans le road-trip, c’est qu’au bout de l’aventure on trouve ce que l’on était venu chercher. Avec une bonne dose de réminiscences en plus, pour les jours suivants.

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Far Away, Maryse et Jean-François Charles, Gabriele Gamberini, Glénat, 25 €.

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GDI : galère à durée indéterminée

“Nous ne serons jamais des héros” compile ces deux pendants des voyages et des explorateurs : la fuite en avant et l’envie de prouver de quoi on est capable.

Pour ce one-shot paru dans la collection signe du Lombard, les frères Salsédo (Frédérik et Greg) et Olivier Jouvray nous offrent un pèlerinage père-fils autour du monde, à la recherche de ses souvenirs pour le premier, à la recherche de soi pour le second. Le voyage tout en nuances de couleurs, nous fait changer d’ambiances comme de sentiments.

Le titre surprend, “il est révélateur d’une époque” selon O. Jouvray. Époque où la génération des trentenaires n’a plus rien à combattre ni à revendiquer, simplement à se conformer aux règles déjà établies, et à regretter de n’être pas nés plus tôt, comme s’ils auraient mieux vécu. Ou du moins avec de vraies idées à défendre.

Pour les moments clés, les auteurs ont fait le pari de travailler sur des pleines pages, pour aérer la lecture et laisser au lecteur le temps de profiter du paysage. Au delà du voyage géographique, les auteurs nous posent une vraie question, celle de notre engagement et de nos ambitions pour l’avenir…entre défaitisme et trompeuses réminiscences.

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Nous ne serons jamais des héros, Frédérik Salsedo, Olivier Jouvray et Greg Salsedo, Le Lombard, 16,45 €.

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“Laisser l’Algérie dans le noir”

Essai. 18 mars 1962, la France signe les accords d’Evian, mettant fin à huit années de guerre en Algérie. Pour ce cinquantième anniversaire, deux BD nous replongent dans la France d’alors. L’une de l’avant, l’autre, de l’après…

La signature des accords d’Evian anticipait la mise en place d’un référendum sur le désir d’indépendance ou non des Algériens. Les quelques mois qui ont précédé la déclaration d’indépendance ont vu l’assassinat de nombreux Français restés sur place, de musulmans victimes de la rancœur de l’OAS, et de milliers de Harkis tués par le FLN pour traîtrise… Et c’est par milliers qu’ils ont émigré vers la France, terre d’asile qui ne s’était pas préparée à les accueillir.

La perte d’un paradis perdu, le déracinement, c’est le quotidien d’Alain Mercadal, Algérien pro-Français menacé de mort par le FLN, obligé de fuir son pays natal la veille de la déclaration d’indépendance. Le personnage de Didier Vasseur (alias Tronchet) et Anne Sibran est à la fois symbole, de tous ces pieds-noir rejetés au départ, comme à l’arrivée.

Là-bas, Tronchet et SibranC’est aussi une histoire plus intime, celle du père d’Anne Sibran, qu’elle a toujours connu nostalgique, avec dans les yeux, l’ultime traversée d’Alger en route vers un paquebot surchargé. Nostalgique, comme si « quelque chose en lui s’était arrêté ce jour-là ».

Ce récit, à hauteur d’homme raconte la grande Histoire à travers la petite. La veille de son départ, Alain Mercadal a voulu sauver la vie d’un petit vendeur de persil que l’OAS n’a pas épargné, et se souviendra toujours du corps sans vie dans ses bras.

Exilée en France, sa mère, elle, sombre dans la démence, à force de chercher les boutiques d’antan aux parfums sucrés parmi les ruelles grises de Paris. Les réminiscences d’un Alger perdu résonnent de couleur, de chansons, de rires d’amis… de peur aussi. Mais passé le traumatisme, il ne reste que la nostalgie… « Tu ne t’es pas retourné. Toi, tu aurais voulu partir en éteignant la lumière… Laisser l’Algérie dans le noir ».

Les personnages de Tronchet sont peu expressifs, comme pour mieux masquer leur désarroi, leur envie de s’intégrer malgré tout, malgré le racisme au travail ou dans le voisinage. Et cet hommage vibrant d’Anne Sibran à ce père, orphelin d’Algérie, appelle à l’universalité.

Avec Dans l’ombre de Charonne, voilà deux bandes-dessinées à lire ou relire pour l’occasion. Parce que la France a attendu 1999 pour reconnaître les « événements » d’Algérie comme guerre, parce que les programmes scolaires officiels des classes de terminale ne lui consacrent toujours pas plus de deux heures, parce que les auteurs d’actes de torture ne seront jamais tous jugés parce qu’enfin, la société civile a le droit de savoir.

Là-bas, de Anne Sibran et Tronchet, éditions Dupuit, 15,50 €

Là-bas, Anne Sibran et Tronchet

Là-bas, Anne Sibran et Tronchet, Dupuis, 15,50 €.

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Algérie, “Dans l’ombre de Charonne”

18 mars 1962, la France signe les accords d’Evian, mettant fin à huit années de guerre en Algérie. L’occasion de se replonger à hauteur d’hommes, dans la France d’alors. L’une de l’avant, l’autre, de l’après…

L’une située au cœur des affrontements parisiens, qui ont déplacé la guerre d’Algérie à Paris dans les dernières années du conflit. « Dans l’ombre de Charonne », le récit de Désirée et Alain Frappier, publié aux éditions Mauconduit, retrace les souvenirs d’une jeune juïve égyptienne, sympathisante communiste, témoin du massacre qui s’est déroulé à la station de métro éponyme, le 8 février 1962.

L’histoire vraie de Maryse Douek-Tripier, pudiquement racontée par ce duo d’auteurs débutants, est à l’image de la guerre d’Algérie : longtemps tue, veut s’exposer au grand jour. Pour Maryse, c’est un problème de santé qui l’a décidé à parler, à raconter ce qu’elle a vu et vécu ce soir du 8 février 1962.

Dans l'ombre de Charonne, Désirée et Alain Frappier« Dans l’ombre de Charonne » replace le témoignage de cette soirée sanglante dans le contexte de la guerre. C’est avec les mots de la vieille femme que la lycéenne de 17 ans reprend vie, pour raconter sa vie marquée par le conflit, ses questionnements politiques, son engagement. Le graphisme rond et la ligne claire ne sont pas sans rappeler les comics américains, que la mise en page vient corroborer. Les reproductions de coupures de journaux croisent quelques pages de récit où les illustrations achèvent de donner le ton de ce témoignage engagé.

Finalement, le massacre de Charonne auquel Maryse a assisté n’occupe pas la majeure partie de l’histoire mais donne à entendre les cris de la foule et la folie policière, aux ordres de Maurice Papon, alors préfet de Police de Paris. Le reste de cet ouvrage, en noir et blanc évoque le Paris nocturne des couvre-feux pour les maghrébins, des réunions secrètes de militants pour la paix, des nombreux corps d’Algériens retrouvés noyés dans la Seine. La couleur, on l’imagine dans l’épilogue. Où cinquante ans plus tard, on retrouve Maryse à une soirée de projection débat d’un film documentaire de Daniel Kupferstein, « Mourir à Charonne, pourquoi ? ». Les enfants ou amis des dix victimes mortes d’étouffement ou le crâne écrasé par la foule qui s’était engouffrée dans le métro à la recherche d’un abris évoquent les responsables, jamais jugés de cette soirée macabre. En film, ou en BD, quel que soit le support, la parole se libère et la France commence enfin à assumer son passé.

Avec Là-bas, voilà deux bandes-dessinées à lire ou relire pour l’occasion. Parce que la France a attendu 1999 pour reconnaître les « événements » d’Algérie comme guerre, parce que les programmes scolaires de terminale ne lui consacrent toujours pas plus de deux heures, parce que les auteurs d’actes de torture ne seront jamais tous jugés parce qu’enfin, la société civile a le droit de savoir.

Dans l’ombre de Charonne, de Désirée et Alain Frappier, éditions Mauconduit, 18,50 €

Dans l'ombre de Charonne, Désirée et Alain Frappier

Dans l’ombre de Charonne, Désirée et Alain Frappier, Mauconduit, 18,50 €.

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