Ni la France, ni les Etats-Unis, ni la Grande-Bretagne n’ont envoyé d’ambassadeur à Oslo, le 10 décembre, lors de la remise du prix Nobel de la paix à l’Ican, la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires. Un geste de défiance de ces puissances atomiques vis-à-vis du traité d’interdiction que ce collectif d’environ 500 ONG a réussi à faire adopter par l’Assemblée générale des Nations unies (Onu), par 122 pays sur 192, en juillet.
Dominique Lalanne représente l’Ican en France en tant qu’administrateur de l’association Abolition des armes nucléaires – Maison de vigilance. Nous avons rencontré ce physicien nucléaire du CNRS à la retraite lors de son passage à Lannion, le 13 décembre, au lendemain d’une conférence grand public organisée par Réseau “Sortir du nucléaire” Trégor.
Au lieu de préparer le démantèlement des armes nucléaires, les grandes puissances investissent des milliards pour renouveler leur arsenal. Pourtant, selon Dominique Lalanne, la dissuasion nucléaire ne fonctionne pas. En témoignerait l’incapacité de la communauté internationale d’empêcher la Corée du Nord de développer son programme nucléaire.
Le Quai d’Orsay tire des conclusions diamétralement opposées, jugeant ce traité « inadapté au contexte sécuritaire international, caractérisé par des tensions croissantes et la prolifération des armes de destruction massive, dont témoigne notamment la menace nucléaire nord-coréenne. »
Au lieu de protéger les populations, ces armes font peser une menace sur l’humanité toute entière, car si cette stratégie vient à rater n’importe où, la Terre pourrait sombrer dans un hiver nucléaire à cause des incendies causés par les bombes. Les terres deviendraient incultivables, entraînant une immense famine.
Le traité d’interdiction, de possession, de fabrication, d’utilisation et de menaces nucléaires voté cet été à l’Onu n’a pas de valeur contraignante sur les pays qui ne l’adoptent pas, mais il exerce une pression diplomatique sur eux. Par ailleurs, toutes les activités liées à l’armement nucléaire, notamment bancaires, étant interdites, l’Ican espère que cela perturbe les Etats dotés de la bombe. Il n’entrera en application qu’une fois ratifiée par cinquante pays.
Dominique Lalanne s’inquiète aussi pour le poids que fait peser le nucléaire civil sur les générations futures, du fait par exemple des déchets générés, impossibles à recycler. Entretien.
« La dissuasion nucléaire ne marche pas »
Votre militantisme pour le désarmement nucléaire est-il lié à vos anciennes activité de chercheur ?
Dominique Lalanne – Les physiciens nucléaires, mes collègues, ne sont pas plus motivés que l’opinion publique en général. Je me suis intéressé à la question parce que j’ai travaillé dans les années 1980 avec Solange Fernex et Théodore Monod qui ont dit que l’arme nucléaire était vraiment une arme d’abord immorale et qu’il fallait supprimer pour plein de raisons éthiques.
Mais je me suis intéressé à ça aussi parce qu’au niveau nucléaire, je pense qu’on a une réflexion générale à avoir sur ce qu’on lègue aux générations suivantes.
Léguer aux générations suivantes des déchets nucléaires, au niveau du nucléaire civile, c’est une première interrogation, laisser aux générations suivantes la possibilité de s’entre-tuer et de détruire l’humanité ça ça me semble absolument intolérable et je pense que notre message fort pour les générations suivantes c’est de dire aller essayer de trouver une situation de sécurité pour vos enfants, vos petits-enfants et les générations suivantes.
Vous êtes très critique vis-à-vis de la stratégie de dissuasion. Vous dites que si elle échoue, c’est la catastrophe totale.
Avec quelques centaines de bombes qui explosent sur les villes, d’abord les villes sont détruites, les réseaux téléphoniques, informatiques de communication, de distribution d’eau, d’électricité, tout ça c’est remis en cause.
Scénario de l’hiver nucléaire
Ce qui est plus grave, c’est que les fumées qui sont dégagées par les incendies dans les villes obscurcissent l’atmosphère, c’est ce qu’on appelle le scénario de l’hiver nucléaire et à ce moment-là, même quelques centaines de bombes qui dans un conflit local comme l’Inde et le Pakistan par exemple incendieraient des villes, à ce moment-là ça obscurcirait l’atmosphère sur tout l’hémisphère nord et on ne pourrait plus avoir de récolte agricole, en France par exemple, s’il y avait un conflit en Inde.
Le scénario de l’hiver nucléaire provoque la famine et la fin de l’humanité. Ceux qui ne meurent pas sous la bombe meurent de faim.
Partagez-vous le constat selon lequel nous sommes dans une période de « renucléarisation » d’un point de vue militaire, avec la Corée du Nord, le Quatar aussi ?
Absolument. Le Quatar n’en est pas encore là du point de vue des armes nucléaires, mais il a acheté un douzaine de bombardiers nucléaires à la France récemment.
Tous les pays qui ont des armes nucléaires ont des programmes de modernisation. En 2018, la France va voter au niveau parlementaire une loi de programmation pour construire des sous-marins, des missiles et des avions pour les années 2030-2040, pour renouveler tout notre arsenal nucléaire.
On est effectivement dans une étape de modernisation des armes nucléaires. Il y en a actuellement 15.000 en service, 2.000 en état d’alerte et il faut déjà penser aux générations suivantes pour prendre la relève des armes qui seront obsolètes dans les vingt prochaines années.
Quel est le dispositif nucléaire français ?
Ici vous avez des sous-marins, à côté d’ici, à l’Île Longue. En permanence il y a un sous-marin qui est en mer pour assurer l’état d’alerte, qui est prêt à envoyer 10.000 fois Hiroshima sur des villes. Ça c’est une permanence en mer. On a aussi des bombardiers qui sont plutôt sur la côte méditerranéenne, à Istres.
Donc on a en permanence ce qu’on appelle l’état d’alerte et si jamais nos « intérêts vitaux » – je cite là le vocabulaire officiel du ministère de la Défense –, si nos intérêts vitaux sont atteints nous engageons un frappe d’avertissement nucléaire pour convaincre un pays à ne pas continuer dans son attitude agressive.
Quelle scénario proposez-vous à la France pour abandonner la dissuasion nucléaire ?
Le scénario c’est celui du traité d’interdiction. Pour changer fondamentalement les choses, il faut repenser à la doctrine dissuasion. La dissuasion ne marche pas. Il y a plein d’exemples. L’Argentine a attaqué la Grande-Bretagne qui a des armes nucléaires, l’Egypte a attaqué Israël qui a des armes nucléaires.
On sait que la dissuasion ne marche pas car si jamais la dissuasion échoue, c’est la désintégration de tout le monde et celui qui agresse comme celui qui est agressé, tout le monde meurt à la fin.
Changement de mentalité plus qu’un changement militaire
On sait que ce n’est pas un scénario crédible donc ce qu’on propose c’est que les pays remettent en cause cette doctrine de dissuasion et qu’ensuite ils voient les uns avec les autres comment petit à petit éliminer tous les arsenaux et changer de doctrine, non plus de méfiance les uns par rapport aux autres, mais de confiance les uns par rapport aux autres.
C’est plus un changement de mentalité qui nous préoccupe, qu’un changement militaire. Après le changement militaire changera de façon inévitable.
La France n’a pas envoyé d’ambassadeur lors de la remise du prix Nobel de la paix, ce qui est inhabituel. Quel diriez-vous à la ministre des Armées (Florence parly) si elle était devant vous ?
Ça m’arrive de rencontrer aussi bien à l’Elysée les conseillers défense que au niveau du ministère des Affaires étrangères ou du ministère de la Défense, des Armées maintenant, ça a changé de nom.
Je leur dis qu’est-ce que vous pensez au fond pour la sécurité de la France. Est-ce que vous votre doctrine de dissuasion c’est la seule doctrine possible ou est-ce que vous imaginez qu’il n’y a pas un effet pervers : vous dites avoir trouvé la solution , mais imaginez qu’elle ne marche pas, est-ce que vous vous posez la question du plan B ? Si la dissuasion ne marche pas, avez-vous un plan B ?
Souvent, ce qu’ils me répondent et qui est très décevant pour moi, c’est qu’il n’y a pas de plan B. Et donc je me dis qu’il y a un effet pervers terrible de l’arme nucléaire, c’est qu’on a la solution, c’est une arme psychologique, on essaye de convaincre des ennemis de ne pas nous attaquer, mais s’ils ne sont pas convaincus on n’a pas de solution.
Pour moi l’absence de réflexion sur réellement les conflits qu’on peut avoir au XXIe siècle ça ça me semble très grave.
L’année se termine par la remise du prix Nobel de la paix à la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (Ican), qui récompense l’action qui a permis d’aboutir au traité d’interdiction voté par l’Assemblée générale des Nations unies, en juillet. Un traité qui n’engage pas les pays détenteurs de la bombe, comme la France, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, qui ont d’ailleurs boudé la cérémonie à Oslo.
Il a été voté par 122 pays, contre un, les Pays-Bas. C’est un traité d’interdiction des armes nucléaires, d’interdiction de possession, de fabrication, d’utilisation, mais aussi d’interdiction de menaces.
C’est-à-dire que la théorie de la dissuasion nucléaire devient maintenant interdite internationalement. C’est une grande étape que l’on pourrait comparer à l’interdiction des armes chimiques et bactériologiques et c’est une étape qui va permettre d’imaginer maintenant un processus d’élimination puisque ces armes sont interdites.
Avant les armes étaient autorisées, donc c’était difficile d’imaginer que les pays qui en ont les éliminent. Maintenant qu’elles sont interdites, on peut discuter des processus d’élimination.
Les activités de financement ou d’aide au financement des armes nucléaires vont être interdites.
C’est un traité qui a une valeur diplomatique et une valeur symbolique on pourrait dire pour montrer qu’on franchit une étape dans les armes nucléaires. Mais c’est un traité qui va aussi avoir une valeur diplomatique, économique et industrielle parce qu’il interdit toute activité qui a un lien avec les armes nucléaires.
Les activités de fabrication de bombardiers et de sous-marins vont être interdites, les activités bancaires de financement ou d’aide au financement des armes nucléaires vont être interdites.
Pour des pays qui refusent de signer le traité, évidemment ils ne sont pas concernés, mais la plupart des industries, la plupart des banques travaillent au niveau international et donc ça va perturber un certain nombre de fonctionnements, qui sont liés ou mis en place par le nucléaire et donc ça va vraiment changer la situation internationale.
Combien d’années de travial pour aboutir à ce traité ?
Ican a commencé en 2007, donc c’est dix années de travail, pour faire du lobbying, faire du plaidoyer et faire des dossiers pour obtenir ce vote à l’ONU, qui est historique, d’un traité d’interdiction. Maintenant il est ouvert à signatures et quand il y aura cinquante pays qui l’auront signé et ratifié, il entrera en vigueur et donc deviendra une vraie loi internationale.