Catégories
Lire

L’exutoire du journaliste, le salut de l’homme

Venir écouter Sorj Chalandon*, c’est plus qu’un passe-temps d’intellectuels désœuvrés par un (pas) beau samedi après-midi. Qu’on le veuille ou non, ces deux heures d’écoute et d’échange avec cet homme entre deux-âges, au regard doux et fatigué, valaient toutes les conférences éclairées sur la guerre du Liban dans les années 1980.

Plus qu’un témoignage c’est aussi la pudeur d’un homme qui s’est ouvert au public. Loin du concours d’égo de certains journalistes, qui égrènent les destinations de leur passeport tamponné, un tableau de chasse héroïque qui questionne parfois leur sensibilité…

Sorj Chalandon n’est pas de ceux-là. Il n’a pas fait mine d’être sans peur, et des reproches il s’en fait à la pelle. Pourtant, il le répète, « je ne suis pas là pour pleurer mais pour recueillir les larmes des autres ». Alors même si, les trémolos dans la voix, il avoue que la guerre l’a blessé, sali, « chaque fois j’y ai laissé des lambeaux » ajoute t-il, il veut continuer à témoigner. Ce jour-là aux Champs-Libres, l’atmosphère est vite devenue brumeuse. Difficile d’écouter tout ce qu’il a vu et entendu. Lui, l’homme, le journaliste et le romancier.

« Nos mots tremblaient sous les stylos mais on n’avait pas le droit de pleurer, de mettre des mots en trop pour témoigner. »

« En revenant d’un pays en guerre, je n’ai pas envie de raconter, mais de partager, explique Sorj Chalandon, on reproche souvent aux anciens combattants de ne parler qu’entre eux… ils sont juste les seuls à se comprendre ». Le journaliste devient alors romancier, pour réussir à franchir les frontières. Celle qu’il s’impose d’abord à lui-même, l’homme de terrain qui en a trop vu mais ne s’autorise pas le chagrin : « Lorsque nous sommes entrés dans les deux camps de Sabra et Chatila après le massacre, nos mots tremblaient sous les stylos mais on n’avait pas le droit de pleurer, de mettre des mots en trop pour témoigner. J’aurais préféré être aveugle plutôt que de voir ça, j’avais deux yeux en trop. »

Le roman permet de franchir aussi un autre fossé, celui entre la scène et le spectateur, entre l’auteur et le lecteur… « je ne voulais pas faire un livre de journaliste sur la guerre au Liban, ni un Que sais-je sur les factions au Liban. Avec la fiction, j’ai fait parler des choses que je pensais muettes à tout jamais ». Dans Le quatrième mur, Sorj Chalandon a donc choisi d’être Georges, metteur en scène français, qui va se retrouver projeté au cœur du conflit libanais au moment où il décide d’aller y monter la pièce d’Anouilh, Antigone, en hommage à un ami cher. « Je voulais prendre un Français, un homme qui vit en paix et le confronter à la guerre, dans un milieu qu’il ne connaît pas. Un journaliste, lui, aurait presque été trop à l’aise, trop dans son élément, pour que le lecteur puisse s’y glisser derrière lui. »

Le Quatrième Mur, extrait p 38-39
Le Quatrième Mur, extrait p 38-39

Voilà son protagoniste plongé au milieu d’un conflit qui le dépasse. Malgré la guerre, il veut respecter la consigne fixée par son ami : chaque personnage d’Antigone sera joué par un membre d’une communauté différente… chrétiens maronites, musulmans chiites ou sunnites, druzes, juifs. L’occasion pour Georges, le héros, d’aller à la rencontre de chaque communauté. Le moyen pour Sorj Chalandon de mettre en lumière le contexte géo-politique du Liban au début des années 1980.

Debout les damnés de la guerre

Quand commence l’implication ? Dès le choix des mots, pour coucher sur papier le conflit qu’il observe. Prendre le parti de l’un contre l’autre est vain, « la victime d’un jour sera sans doute bourreau le lendemain, animée par la vengeance… le poète n’est pas que poète, le tueur n’est pas que tueur », rappelle l’auteur avant d’ouvrir son livre et d’entamer la lecture :
“C’était effrayant. C’était bouleversant. Un instant je me suis dit que j’avais plus vécu en cinq jours que durant ma vie entière. Et qu’aucun baiser de Louise ne vaudrait jamais la petite Palestinienne, retrouvant les mots d’un poète en secouant le poing. J’ai secoué la tête. Vraiment. Secoué pour chasser ce qu’elle contenait. J’ai eu honte. Je pouvais rentrer demain, laisser tomber, revenir en paix, vite. Un sourire de Louise et une caresse d’Aurore étaient les choses au monde qui me faisaient vivant. Et je me le répétais. Et je n’en n’étais plus très sûr. Alors j’ai eu peur, vraiment, pour la première fois depuis mon arrivée. Ni peur des hommes qui tuaient, ni peur de ceux qui mourraient. Peur de moi.”

Le Quatrieme Mur - Sorj Chalandon - Grasset 2013 - La DéviationLa lecture en soit est témoignage : avec la voix qui tremble et le souffle court pour cacher son envie de pleurer, la pudeur de Sorj Chalandon rappelle que s’il emploie la fiction, ces scènes rapportées sont des souvenirs réels. Tout ce qu’il a intériorisé pour pouvoir dire l’indicible, fait comprendre l’inexplicable qui ressort timidement. Ses personnages sont des miroirs mais aussi des paravents derrière lesquels il se cache pour se projeter lui-même. « Ce n’est pas que je n’aime pas Georges, mon héros, je veux voir ce qui me serait arrivé, car eux, je ne les ai pas arrêtés. Pour George, la guerre l’avale tout en entier, c’est sa fin, sa sirène, elle l’appelle, il s’y perd… » Et d’ajouter qu’il ne déteste pas ses personnages, « en revanche je déteste les situations que j’ai vécues et je les envoie les revisiter. »
Ce livre, ultime excutoire pour le journaliste qui a décidé de raccrocher. Fini les missions en zones de conflits. « J’ai écrit ce livre pour faire taire les fantômes et en fait les ai convoqués. J’espère qu’après celui-là, je n’écrirais plus sur la guerre », souffle l’auteur de Mon Traître et de Retour à Killybegs. Il est aussi apparu dans la version audiovisuelle de l’enquête de Jean-Paul Mari, “Sans blessures apparentes”, sur les blessures psychiques liées à des expériences en zones de conflit.

Cet homme, qui raille les journalistes de terrain qui occupent les trois quarts de leur article sur un pays en guerre a expliquer comment ils sont parvenus à atteindre la ville, « c’est leur boulot, on s’en fout, encore heureux qu’ils y soient arrivés », donne une leçon, évidente au demeurant, mais si facile à oublier… « Il y a des gens qui arrivent avec des convictions et qui repartent avec les mêmes. Moi, j’arrive nu, je m’efface et je m’imprègne… c’est ça, pour moi, le journalisme. »

*Sorj Chalandon est journaliste pour le Canard Enchaîné. Il a travaillé pendant 34 ans pour Libération, journal pour lequel il a été notamment grand reporter et rédacteur en chef adjoint. Il a reçu le prix Goncourt des lycéens, le 14 novembre 2013, à Rennes, pour Le Quatrième Mur, son sixième livre sorti en librairie.

Le Quatrième Mur, Sorj Chalandon, Grasset, 2013, 19 €.

Catégories
Écouter

On a vu Fauve ≠

Ils sont de toutes les playlists branchées qui se sont déversées dans nos téléphones, transistors ou autoradios cet été. FAUVE. Un prénom unisexe, générique, commun à tout ce collectif d’artistes, dont les membres viennent et s’en vont.

FAUVE. Une marque de fabrique “pas fait exprès” composée de textes crus, qui collent à la vie des jeunes. Qu’ils nous parlent de drague ratée, de plans culs blasés ou de cette sempiternelle peur de la routine et d’une vie dont ils ne voudraient pas, ou plus, le message coule, comme une poésie susurrée, vomie, crachée, libérée.

La Déviation les a rencontrés cet été, au festival du Chant de Marin de Paimpol. Pas de photo, pas de vidéo, le groupe tient à préserver son anonymat, alors on a respecté la consigne, bien calés au fond d’un petit voilier anglais en bois vernis, bercés par la houle légère qui soufflait parmi la centaine de bateaux amarrés dans la cité des Islandais. Ambiance.

Écoutez maintenant. Après tout, FAUVE, c’est une rencontre musicale, alors, pour une fois, satisfaisons-nous du son.

L’interview a été réalisée avec Gwenaël Kéré, l’animateur de l’émission Pop Skeud sur Radio Bro Gwened.

Et même si ce n’est pas forcément leur registre, on a demandé à Fauve de nous chanter un petit air marin… Ils ont dit oui.

Agglutinés sur le ponton, leurs copains se sont joints à la chorale improvisée, pour nous interpréter (sans se tromper dans les paroles), l’intégralité de Fanny de Laninon.

Fauve c’est qui veut. Et si ça se trouve demain on sera nombreux ≠.

Au cas où vous seriez passé à côté, petite session rattrapage.

Naviguez dans notre dossier spécial

Chant Marin de Paimpol 2013 dans La Déviation (ladeviation)

Organize your interests with the Pearltrees’ app for Android

Catégories
Lire

Carnet de bord d’un apprenti écrivain

Il a Pascal Quignard pour maître, Amélie Nothomb pour modèle. Son projet ? Écrire un livre. Sur quoi ? Il n’en sait rien, il verra bien. Ce recueil de strips désopilant est l’anti-recette de l’auteur accompli.

Sur un scénario de Jean-François Kierzkowski, accompagné de Mathieu Ephrem au dessin, « En route pour le Goncourt » paru aux Éditions Cornelius, retrace les tribulations d’un amateur pas éclairé du tout qui se lance dans l’écriture. Mais attention, par n’importe laquelle, l’écriture d’un livre à succès, d’un livre à prix littéraire même !

Hé hé ! c’est parti pour le roman du siècle

Du choix de l’intrigue, au nom du héros, de l’hésitation sur le titre, à la relecture des amis…On suit le scribouillard dans l’écriture de sa prose. « Syndrome de Stockholm », « insomnies », ou « vachement truc », chaque strip est précédé d’un titre décalé, à l’image de ses pérégrinations cérébrales.

En route pour le Goncourt, Kierzkowski et Ephrem, Cornelius | So Ouest

Le graphisme minimaliste présente le héros à sa table de travail, sa table à manger, sa chambre à coucher ou dans une scène figée de promenade à bicyclette, il ne reste plus qu’à glisser quelques bons mots dans les bulles pré-dessinées. On ne leur en veut même pas pour ces scènes répétées inlassablement car l’efficacité de l’écriture transcende le reste.

L’apprenti écrivain accumule les déboires, et son désarroi égale sa personnalité comique. Faute de méthode, il s’inscrit à des cours d’écriture par Internet, qui se révéleront fertiles en conseils avisés… employés à tort.

Désopilant jusqu’à la fin, notre écrivain en herbe imagine déjà ses répliques pour briller dans les salons littéraires (« Yasunari Kawabata ? La traduction fait perdre beaucoup à l’oeuvre »)… avant même d’avoir envoyé son manuscrit !

“Ecrire, trouver le mot juste, c’est éjaculer soudain”

En route pour le Goncourt, Kierzkowski et Ephrem, Cornelius | So OuestLe joyeux drille aux allures de Mister Bean n’en finit pas de faire des erreurs et chaque strip est un gag subtilement emprunt de grandes références littéraires (Amélie Nothomb pour ne nommer qu’elle) et de faits divers historiques. Albert Camus s’est tué en voiture avec Michel Gallimard : « si je croise un éditeur et qu’il me supplie de monter sur le porte-bagages, je refuse catégoriquement ».

La propension de l’écrivain à citer les autres, à défaut de composer lui-même, nous fait découvrir des perles insoupçonnables mais véridiques. « Pascal Quignard (mon maître) a dit : Écrire, trouver le mot juste, c’est éjaculer soudain. Oh oh, j’espère que je n’aurai pas d’idée géniale en dormant ».

C’est parce qu’il n’est ni spirituel, ni poète, ni philosophe que l’on s’attache à cet écrivain sans nom. Tellement plus spontané mais tous aussi assoiffé de succès que ceux qui publient irrémédiablement un roman avant la rentrée littéraire.

« En route vers le Goncourt », n’est pas à l’image de son protagoniste, c’est un petit ouvrage sans prétentions qui parvient à atteindre l’universel. Le festival d’Angoulême dans ses bons choix, (notamment un autre ouvrage des éditions Cornelius, Une vie dans les marges) en a toutefois oublié certains. C’est dommage, on leur aurait bien donné un fauve d’or aussi.

En route pour le Goncourt, Jean-François Kierzkowski, Mathieu Ephrem, Editions Cornelius, 11 €

En route pour le Goncourt, crédits J.F. Kierzkowski, M. Ephrem | So Ouest

En route pour le Goncourt, crédits J.F. Kierzkowski, M. Ephrem

Catégories
Lire

Le Street Art Stencil book

Un pochoir et un coup de peinture en spray, pas besoin de plus pour la vingtaine d’artistes présentés dans ce très bel ouvrage des éditions Alternatives. En deux pschitt, ils dénoncent, détournent, désamorcent…

L’art du pochoir urbain est rarement au programme des cours d’arts plastiques. Il est pourtant l’un des plus accessibles. Au détour d’une rue ou d’un kiosque à journaux, Jef Aérosol, Btoy, Logan Hicks ou Bandit nous présentent leur version des faits. Politique, société de consommation, solidarité ou tout simplement expression artistique : pas besoin de changer de salles, ou d’étages : le musée est dans la rue et l’expo est partout où le regard voudra bien se poser.

Ça ne date pourtant pas d’hier ces silhouettes prédécoupées dans le carton. Blek le Rat sévissait déjà en France et en Europe dans les années 60 et 70, imposant le pochoir comme un élément phare de l’artiste urbain dans le coup. On a retrouvé à sa suite John Fekner, Jef Aérosol ou encore Ernest Pignon Ernest. Plus rapide qu’un tag, un détail important lorsque le travail se confronte à la police, le pochoir est un graffiti pouvant se reproduire à l’infini sans s’altérer. Ce qui n’est pas sans s’attirer le mépris des puristes du graff…

Crédits Jef Aerosol

Les pochoirs étonnent, détonnent souvent, sans doute car « leur emplacement fait souvent partie intégrante de l’œuvre finale ». L’ouvrage des éditions Alternatives, ne nous inonde pas de textes explicatifs ni de commentaires élitistes. Les photos sonnent simplement comme un appel à l’esprit critique, un coup de poing pour cesser de regarder les panneaux publicitaires de chez Decaux comme on regarde la vie, blasés.

Après l’interview retranscrite de Blek Le Rat, chaque double page présente succinctement le travail et le parcours des artistes urbains et s’accompagne de photos des pochoirs en situation. Et, afin de comprendre la finesse du travail de découpe, ou tout simplement pour s’amuser, on peut aussi utiliser l’un des vingt pochoirs présents dans l’ouvrage. Un lance-missiles, un nain qui skate, ou un globe terrestre qui se met à sonner… c’est au choix. Qu’on le mette sur la boîte aux lettres ou le mur du voisin, ce sera toujours un peu de liberté d’expression, à reproduire à l’infini.

Pochoir (à gauche) présent dans le Street Art Stencil Book

Le Street Art Stencil Book, éditions Alternatives, collectif, 30 €.

Catégories
Lire

Afghanistan, la bande décimée

Ils ont l’âge des soldats mais ces six illustrateurs se sont fixés une autre mission : témoigner pour eux et raconter la guerre d’Afghanistan en BD. Un récit entre invraisemblance et dénonciation.

C’est un anniversaire tout rond, dix ans. Dix ans que l’Armée française a commencé à envoyer des soldats en Afghanistan. « Nous sommes tous américains » qu’ils disaient, au lendemain du 11 septembre. La France, membre de la Force internationale d’assistance et de sécurité comme quarante autres pays, s’engage aux côtés des Etats-Unis pour chasser l’ennemi commun : Oussama Ben Laden, renverser le régime taliban en place et lutter contre Al Qaida. Des centaines de milliards de dollars plus tard, 8980 morts du côté des forces ingérantes, dont 78 soldats français, de 76 à 108 000 talibans et plus de 116 000 civils tués*…voilà qu’on annonce le retrait des troupes.

Tout se chiffre, sauf le traumatisme de la guerre. Pour les éditions FLBLB, Lisa Lugrin, Clément Xavier, Guillaume Heurtault, Lucie Castel, Maxime Jeune et Robin Cousin ont l’âge des soldats, mais ces jeunes recrues se sont engagées dans une autre mission : mettre des visages sur ces soldats envoyés en mission.

Par l’humour, l’imaginaire, le burlesque ou la satire, ils nous donnent à voir une guerre autrement plus humaine qu’un décompte quotidien du nombre de blessés. Afghanistan, récits de guerre, ou comment une « psy-op », tombe en embuscade, quand d’autres organisent des gueuletons pour satisfaire un ministre de la défense en visite, et sa cour de journalistes. En Afghanistan, la vie s’écoule entre les bitures avec des soldats de l’Alliance afghane, l’attente interminable d’un ordre de la hiérarchie ou la guerre du protocole pour savoir qui doit ouvrir les portes ou céder son lit quand on a eu l’audace d’enfreindre les règles.

Aquarelle, fusain, feutre, ambiance comics ou cahier à coloriage, finalement la critique prend tournure et les graphismes se mélangent pour n’en former plus qu’un : celui d’un groupe de jeunes dessinateurs plein d’espoirs et qui ont eu le talent de dessiner l’absurdité d’une guerre dont les acteurs ne communiquent pas, où les soldats ne savent pas, ou plus ce qu’ils font là…

De ce recueil on ne retient pas toutes les histoires, qui tournent parfois au cauchemar d’un trauma post-combat, ni tous les personnages, mais on comprend un peu mieux ces soldats, toujours anonymes, sauf lorsqu’il s’agit de leur remettre des légions d’honneur posthumes. De quoi encourager le rapatriement des 3800 soldats français encore stationnés sur place.

* les chiffres sont extrait d’un article du site d’information OWNI.

Sans peur et sans reproche 001Sans peur et sans reproches 2

Afghanistan, récits de guerre, Éditions FLBLB, 15 €.

Catégories
Lire

C’est l’histoire d’une fille qui aime une autre fille

Un texte poignant pour un récit efficace et militant, le premier roman graphique de Julie Maroh questionne la place des homosexuels dans la société.

Le bleu est une couleur chaude, c’est une histoire d’amour entre deux jeunes filles. Tout commence par une rencontre, un regard échangé dans la rue qui dure quelques secondes seulement et pourtant, Clémentine est perturbée par cette fille aux cheveux bleus. Incapable de mettre des mots sur cette obsession, elle se met à faire des rêves, érotiques, où l’amant est… une femme. Auto-censure, honte, déni, voilà la jeune lycéenne en proie aux doutes. Chaque point bleu qui l’entoure est comme une oriflamme à la mémoire de cette rencontre.

« Je suis une fille et une fille ça sort avec des garçons. »

Le récit se fait à travers le journal intime de Clémentine, les dessins à travers son regard. Afin d’éloigner ses idées qui la surprennent, elle va se jeter dans les bras d’un garçon car après tout, « je suis une fille et une fille ça sort avec des garçons » répète t-elle. L’idylle ne dure pas, et tout bascule un soir, où elle recroise la fille aux cheveux bleus, Emma. Étudiante aux Beaux-arts, plus âgée, plus affirmée aussi, elle considère son orientation sexuelle comme un acte politique, une source d’identification dans un courant artistique.

Clémentine refuse d’admettre qu’elle est « lesbienne » même si elle doute. « J’ai l’impression que tout ce que je fais est contre nature, contre ma nature ». Entre les réflexions homophobes de ses parents, ses amis qui lui tournent le dos, elle réalise que son histoire d’amour ne peut être qu’intime, mais s’inscrit dans un contexte social, où il faut sans cesse s’assumer, revendiquer son droit à une sexualité différente… Parfois elle se laisse gagner par le doute, « Pour Emma, sa sexualité est un lien vers les autres. Un lien social et politique.. Pour moi, c’est la chose la plus intime qui soit. » Peu à peu, Clémentine va se laisser apprivoiser par Emma, l’amitié va se transformer en tendresse, puis en amour, malgré la pression qui l’entoure.

Représenter une réalité qui n’existe pas dans la littérature

L’histoire est une succession de flash-back rondement menés par Julie Maroh : le temps du souvenir est en sépia teinté de bleu parfois, le présent est lui tout en couleur. Tout au long du récit, l’auteur nous suggère des regards, des visages qui souffrent, qui s’interrogent, des mains qui se frôlent, qui s’accrochent. Le couple se cherche, lutte contre l’attirance réciproque puis la partage, enfin. Les scènes d’amour, se situent entre érotisme et poésie et nous ramènent à une réalité : est-ce à ce point tabou pour qu’on en retrouve si peu en bande dessinée ?

Lauréate du prix du public à Angoulême en 2011, l’auteur a déclaré au magazine Têtu (un mensuel gay et lesbien) qu’elle était heureuse « d’avoir reçu, plus particulièrement, le prix du public (…) Je trouve ça bien qu’une thématique lesbienne ait réussi à toucher le public dans son ensemble. Les lecteurs ont reçu cette histoire entre deux femmes comme une histoire d’amour comme toutes les autres. » Dans une autre interview, l’auteur, homosexuelle, a expliqué son envie, son besoin de représenter une réalité qui n’existe pas dans la littérature, une réalité qui est la sienne.

bleu-couleur-chaude-planche

Le Bleu est une couleur chaude, Julie Maroh, Glénat, 15 €.

Édition : Le 26 mai 2013, le film La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, avec les actrices Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux, inspiré de cette bande dessinée, a remporté la Palme d’Or, décerné par Steven Spielberg, président du jury du 66e festival de Cannes.

Catégories
Lire

Paroles d’auteurs : la BD se livre

Un livre sur la bande dessinée, sans case ni phylactère…il fallait oser. Avis d’orage dans la nuit, n’a pas eu besoin de bulles pour parler neuvième art, c’est justement dans le cocon créatif de ses penseurs qu’il nous a introduit.

Pour la première fois à la maison d’édition l’Association, le livre s’accompagne de sons. A la fin de l’ouvrage, on découvre un CD de 6h40, où 26 scénaristes et dessinateurs se sont laissés approcher par Christian Rosset, producteur à France Culture, dans le cadre de l’émission des « Passagers de la Nuit » (un rendez vous de création radiophonique aujourd’hui malheureusement disparu).

« Si on m’empêche de dessiner : je meurs.»

Avec David B, Anne Baraou, Fanny Dalle-Rive, Jean-Christophe Menu ou encore Riad Sattouf (La vie secrète des jeunes), on évolue d’ateliers en ateliers, au son des plumes qui grattent le papier, des bruits de gommes et des traits de crayons. Car si ces rencontres se démarquent par la qualité du dialogue mené, Christian Rosset a su mettre en résonance les souvenirs des auteurs. Tandis qu’Emmanuel Guibert (Le photographe, Sardine de l’espace, Des nouvelles d’Alain) donne une définition poétique du livre, « un cœur qui bat, des pages qui se tournent », Pascal Rabaté évoque le manque de pudeur du cinéma tandis qu’en BD, « c’est beaucoup plus dur de faire chialer ». Pour dessiner, Joanna Hellgren (Frances, mon frère nocturne) écoute la radio, regarde la télévision, aime qu’on lui parle « pour résister à l’envie d’aller dehors », se promener. Baudouin, lui, “dessine pour que la vie se continue“, comme en écho, Florence Cestac (Le concombre masqué, La véritable histoire de Futuropolis) annonce “si on m’empêche de dessiner : je meurs“.

Avis d’orage dans la nuit est également un livre, un recueil d’e-mail échangé entre Thomas Baumgartner et Christian Rosset tout deux passionnés de radio…et de BD. Intimement convaincus de l’existence d’une passerelle entre ces deux moyens d’expression.

«Une bande dessinée est unique à son lecteur, une émission de radio est unique à son auditeur…»

…explique le producteur des Passagers, qui poursuit, « la radio nous donne les voix et les sons. À nous d’imaginer le reste, les couleurs, les décors, les visages, les espaces. La bande dessinée nous donne les couleurs, les décors, les visages, des indices d’espaces. À nous d’imaginer les sons et les voix ». Derrière les voix des artistes, on découvre ou on redécouvre leur univers graphique, leur engagement, leur vision de la vie. Faute d’images illustrant le travail de chacun, Avis d’orage dans la nuit nous invite à se remémorer les lectures passées, ou à aller découvrir les auteurs inconnus, un petit jeu de piste en forme d’intéro visuelle.

Bien plus que de banales interviews d’auteurs, ces paroles dévoilées, pudiques et sincères annonceraient plutôt le soleil, après l’orage. Comme pour les Passagers, la nuit est une invitation à la confession. Sous forme de regards croisés, où les deux hommes de radios ont mis sur papier leur sentiment et où les artistes du pinceaux et du crayon se sont laissés parler, tous les protagonistes de cet album se mettent à nu, dévoilant leurs rêves, leurs envie de créer (en dessins, ou en sons) toujours à la recherche de nouvelles formes d’expression.

Avis d’orage en fin de journée, Christian Rosset, L’Association, 19,29 €.

Catégories
Lire

Diego, un phoque candidat au prix Nobel de l’amour

C’est l’histoire, soyons originaux, d’un animal que l’on a peu l’habitude de voir traîner en ville… une âme romantique… un garçon sensible…”.

Diego est maladroit, marche au son des cliquetis de ses béquilles, et réfléchit au ralentit. Et même si Diego est un phoque, il semblerait bien qu’il soit l’incarnation de la bonté humaine, sentiment obsolète, dont on a oublié, à New York-sur-Loire, jusqu’à la définition. Symbole des métropoles qui jonchent la planète, New York-sur-Loire réunit tous les excès : des gratte-ciel les plus étourdissants aux bas-fonds crapuleux ou encore aux « 30 millions d’âmes et tout autant de voitures ».

Ce sera le décor de cette pièce en trois tomes, ou sitôt les trois coups donnés, Diego se fait embarquer dans une aventure particulière : il devient l’élève unique d’une formation intensive, en vue de participer au prix Nobel de l’amour, un concours organisé tous les cent ans et que la gente pédagogico-municipale est bien décidé à remporter. Quitte à tricher un peu avec les règles du jeu. Très vite l’histoire s’emballe, Diego, nouveau « Messie préfabriqué », « cynocéphale excréteur », devient la cible du Diable, un petit monstre en salopette à carreaux qui a des canines bien acérées. Lui aussi veut gagner, mais même le diable n’est plus ce qu’il était, alors il va se débrouiller tout seul, sans sa troupe de monstres cornus.

Dans le périple du « Bibendum céleste », Nicolas de Crécy réussit un tour de maître : nous faire partager son délire mystique et intellectuel autour d’une histoire aux mille rebondissements grâce à un graphisme enivrant. Les cases passent du rouge feu de l’enfer, à la ville gris et or et on suit ces déplacements dans le temps et dans l’espace comme on assiste à un rêve.

C’est en allégorie que Nicolas de Crécy nous raconte une histoire et transmet la peur, l’impuissance ou l’excitation, d’un veau marin décidément très manipulé, qui se laisse berner par les apparences et veut croire à l’amitié. Son minois et son accoutrement attendrissent ou agacent mais il n’y peut rien, les obsessions des humains le dépassent et même les gargouilles et autres caryatides, qui l’insultent du haut de leur piédestal.

Dans « Le bibendum céleste », les dialogues sont savoureux, on s’insulte, on se ment, on se bagarre et on triche. Heureusement qu’il y a le narrateur, une gentille tête en forme de babybel, qui nous emmène un peu partout, comme on visiterait des studios de tournage. Sauf que là, toutes les bobines sont mélangées, il faudrait des heures pour résumer les trois actes de ce roman graphique, paru pour la première fois en 1994 aux Humanoïdes associés.

Sachez, en guise d’excuse, que très vite, le diable vole la narration pour mieux la maîtriser… à vous de voir si vous oserez tourner les pages à la poursuite de ces cochons, chiens ou humains sans humanité, atteints depuis longtemps « par un déluge de neurones avariés dans leur cervelles moisies »… Il suffit de savoir s’y prendre, et il se pourrait bien que Belzébuth en personne, dans sa salopette à carreaux, vous laisse écouter la suite…

bibendum-2 BibendumCelesteLepl

Le bibendum céleste, de Nicolas de Crecy, Les Humanoïdes Associés, 40 € les trois volumes.

Catégories
Lire

Quand la BD part en road-trip

Ça fait toujours rêver ces histoires d’hommes et de femmes qui, un beau jour, osent mettre fin à la routine et s’en aller. Ils partent pour un ailleurs plus gai, plus calme, plus exotique, toujours à la recherche d’un je ne sais quoi qui excuserait presque leur absence.

Au cinéma, Paris Texas est de ces films-là qui nous invitent à monter en voiture et nous trimballe un peu partout, du fin fond du désert, aux faubourgs les plus conventionnels. En bande dessinée, l’invitation au voyage passe tout aussi bien.

Les princesses aussi vont au petit coin

Citons tout d’abord le dernier ouvrage de Chabouté, en noir et blanc comme à son habitude, reflet de ses histoires pleine d’humanité qui se heurtent toujours à la réalité. “Les princesses aussi vont au petit coin”, c’est le titre pour le moins original de cet album, qui donne le ton.

Princesses1L’ouvrir, c’est se plonger dans une aventure sombre et burlesque. Celle d’un couple peu pressé par la vie, qui a décidé de sillonner les chemins à bord de son camping-car, en route pour nulle part et partout à la fois.

Quand il tombe sur un auto-stoppeur étrange, à l’air maladif et dérangé, leur périple n’en devient que plus excitant. Et plus dangereux aussi. Incrédule sur ses racontars, le couple se laisse pourtant mener par l’auto-stoppeur, cette fois-ci, pour une fuite en avant. Peu à peu, la folie de l’homme est remise en question pour laisser la place à… la psychose. La vie, qui s’écoule au rythme des stations essences, finira même par prendre une odeur de soufre et d’amertume. Cette BD nous attrape dès les premières cases, sans bulles, silencieuse, pour mieux nous laisser plonger au cœur de ce polar rondement mené, à la chute vertigineuse.

Les princesses aussi vont au petit coin, Chabouté, Vents d’Ouest, 17,99 €. 

Far Away

Si vous aimez les grands espaces, les forêts canadiennes à l’été indien et les jolies histoires d’amour, ce road-trip là devrait vous plaire. “Far Away” c’est l’histoire de Martin Bonsoir, chauffeur routier célibataire et bourru, qui se fait surprendre par la neige, un soir, en traversant les Laurentides, une province du Québec.

C’est chez Esmé qu’il trouvera refuge, la seule habitante à des lieux à la ronde. Le jour de son départ, elle demande à Martin de l’emmener avec elle. L’histoire est haute en couleur. Sans doute grâce au coup de pinceau de Gabriele Gamberini qui magnifie les paysages traversés, et retransmet les sentiments des personnages avec délicatesse.

On pourra être surpris de voir de la peinture sur des cases de BD, mais ça donne un côté roman-photo assez sympathique, qui rend l’histoire encore plus accessible. Il manque peut-être quelques pages à l’album pour finaliser la narration d’un périple sur les highways canadiens, qui mènera le tandem, aux sentiments de plus en plus tendres, des chutes du Niagara, aux Rocheuses du Wyoming. Mais les grandes aventures, c’est comme les vacances, ça n’aurait plus de charme si ça n’avait pas de fin. La BD finit doucement, sans mélancolie, laissant la routine reprendre le dessus. Finalement, ce qui compte dans le road-trip, c’est qu’au bout de l’aventure on trouve ce que l’on était venu chercher. Avec une bonne dose de réminiscences en plus, pour les jours suivants.

faraway1

Far Away, Maryse et Jean-François Charles, Gabriele Gamberini, Glénat, 25 €.

Catégories
Lire

GDI : galère à durée indéterminée

“Nous ne serons jamais des héros” compile ces deux pendants des voyages et des explorateurs : la fuite en avant et l’envie de prouver de quoi on est capable.

Pour ce one-shot paru dans la collection signe du Lombard, les frères Salsédo (Frédérik et Greg) et Olivier Jouvray nous offrent un pèlerinage père-fils autour du monde, à la recherche de ses souvenirs pour le premier, à la recherche de soi pour le second. Le voyage tout en nuances de couleurs, nous fait changer d’ambiances comme de sentiments.

Le titre surprend, “il est révélateur d’une époque” selon O. Jouvray. Époque où la génération des trentenaires n’a plus rien à combattre ni à revendiquer, simplement à se conformer aux règles déjà établies, et à regretter de n’être pas nés plus tôt, comme s’ils auraient mieux vécu. Ou du moins avec de vraies idées à défendre.

Pour les moments clés, les auteurs ont fait le pari de travailler sur des pleines pages, pour aérer la lecture et laisser au lecteur le temps de profiter du paysage. Au delà du voyage géographique, les auteurs nous posent une vraie question, celle de notre engagement et de nos ambitions pour l’avenir…entre défaitisme et trompeuses réminiscences.

66nnsjdh2

Nous ne serons jamais des héros, Frédérik Salsedo, Olivier Jouvray et Greg Salsedo, Le Lombard, 16,45 €.

Catégories
Lire

“Laisser l’Algérie dans le noir”

Essai. 18 mars 1962, la France signe les accords d’Evian, mettant fin à huit années de guerre en Algérie. Pour ce cinquantième anniversaire, deux BD nous replongent dans la France d’alors. L’une de l’avant, l’autre, de l’après…

La signature des accords d’Evian anticipait la mise en place d’un référendum sur le désir d’indépendance ou non des Algériens. Les quelques mois qui ont précédé la déclaration d’indépendance ont vu l’assassinat de nombreux Français restés sur place, de musulmans victimes de la rancœur de l’OAS, et de milliers de Harkis tués par le FLN pour traîtrise… Et c’est par milliers qu’ils ont émigré vers la France, terre d’asile qui ne s’était pas préparée à les accueillir.

La perte d’un paradis perdu, le déracinement, c’est le quotidien d’Alain Mercadal, Algérien pro-Français menacé de mort par le FLN, obligé de fuir son pays natal la veille de la déclaration d’indépendance. Le personnage de Didier Vasseur (alias Tronchet) et Anne Sibran est à la fois symbole, de tous ces pieds-noir rejetés au départ, comme à l’arrivée.

Là-bas, Tronchet et SibranC’est aussi une histoire plus intime, celle du père d’Anne Sibran, qu’elle a toujours connu nostalgique, avec dans les yeux, l’ultime traversée d’Alger en route vers un paquebot surchargé. Nostalgique, comme si « quelque chose en lui s’était arrêté ce jour-là ».

Ce récit, à hauteur d’homme raconte la grande Histoire à travers la petite. La veille de son départ, Alain Mercadal a voulu sauver la vie d’un petit vendeur de persil que l’OAS n’a pas épargné, et se souviendra toujours du corps sans vie dans ses bras.

Exilée en France, sa mère, elle, sombre dans la démence, à force de chercher les boutiques d’antan aux parfums sucrés parmi les ruelles grises de Paris. Les réminiscences d’un Alger perdu résonnent de couleur, de chansons, de rires d’amis… de peur aussi. Mais passé le traumatisme, il ne reste que la nostalgie… « Tu ne t’es pas retourné. Toi, tu aurais voulu partir en éteignant la lumière… Laisser l’Algérie dans le noir ».

Les personnages de Tronchet sont peu expressifs, comme pour mieux masquer leur désarroi, leur envie de s’intégrer malgré tout, malgré le racisme au travail ou dans le voisinage. Et cet hommage vibrant d’Anne Sibran à ce père, orphelin d’Algérie, appelle à l’universalité.

Avec Dans l’ombre de Charonne, voilà deux bandes-dessinées à lire ou relire pour l’occasion. Parce que la France a attendu 1999 pour reconnaître les « événements » d’Algérie comme guerre, parce que les programmes scolaires officiels des classes de terminale ne lui consacrent toujours pas plus de deux heures, parce que les auteurs d’actes de torture ne seront jamais tous jugés parce qu’enfin, la société civile a le droit de savoir.

Là-bas, de Anne Sibran et Tronchet, éditions Dupuit, 15,50 €

Là-bas, Anne Sibran et Tronchet

Là-bas, Anne Sibran et Tronchet, Dupuis, 15,50 €.

Catégories
Lire

Algérie, “Dans l’ombre de Charonne”

18 mars 1962, la France signe les accords d’Evian, mettant fin à huit années de guerre en Algérie. L’occasion de se replonger à hauteur d’hommes, dans la France d’alors. L’une de l’avant, l’autre, de l’après…

L’une située au cœur des affrontements parisiens, qui ont déplacé la guerre d’Algérie à Paris dans les dernières années du conflit. « Dans l’ombre de Charonne », le récit de Désirée et Alain Frappier, publié aux éditions Mauconduit, retrace les souvenirs d’une jeune juïve égyptienne, sympathisante communiste, témoin du massacre qui s’est déroulé à la station de métro éponyme, le 8 février 1962.

L’histoire vraie de Maryse Douek-Tripier, pudiquement racontée par ce duo d’auteurs débutants, est à l’image de la guerre d’Algérie : longtemps tue, veut s’exposer au grand jour. Pour Maryse, c’est un problème de santé qui l’a décidé à parler, à raconter ce qu’elle a vu et vécu ce soir du 8 février 1962.

Dans l'ombre de Charonne, Désirée et Alain Frappier« Dans l’ombre de Charonne » replace le témoignage de cette soirée sanglante dans le contexte de la guerre. C’est avec les mots de la vieille femme que la lycéenne de 17 ans reprend vie, pour raconter sa vie marquée par le conflit, ses questionnements politiques, son engagement. Le graphisme rond et la ligne claire ne sont pas sans rappeler les comics américains, que la mise en page vient corroborer. Les reproductions de coupures de journaux croisent quelques pages de récit où les illustrations achèvent de donner le ton de ce témoignage engagé.

Finalement, le massacre de Charonne auquel Maryse a assisté n’occupe pas la majeure partie de l’histoire mais donne à entendre les cris de la foule et la folie policière, aux ordres de Maurice Papon, alors préfet de Police de Paris. Le reste de cet ouvrage, en noir et blanc évoque le Paris nocturne des couvre-feux pour les maghrébins, des réunions secrètes de militants pour la paix, des nombreux corps d’Algériens retrouvés noyés dans la Seine. La couleur, on l’imagine dans l’épilogue. Où cinquante ans plus tard, on retrouve Maryse à une soirée de projection débat d’un film documentaire de Daniel Kupferstein, « Mourir à Charonne, pourquoi ? ». Les enfants ou amis des dix victimes mortes d’étouffement ou le crâne écrasé par la foule qui s’était engouffrée dans le métro à la recherche d’un abris évoquent les responsables, jamais jugés de cette soirée macabre. En film, ou en BD, quel que soit le support, la parole se libère et la France commence enfin à assumer son passé.

Avec Là-bas, voilà deux bandes-dessinées à lire ou relire pour l’occasion. Parce que la France a attendu 1999 pour reconnaître les « événements » d’Algérie comme guerre, parce que les programmes scolaires de terminale ne lui consacrent toujours pas plus de deux heures, parce que les auteurs d’actes de torture ne seront jamais tous jugés parce qu’enfin, la société civile a le droit de savoir.

Dans l’ombre de Charonne, de Désirée et Alain Frappier, éditions Mauconduit, 18,50 €

Dans l'ombre de Charonne, Désirée et Alain Frappier

Dans l’ombre de Charonne, Désirée et Alain Frappier, Mauconduit, 18,50 €.

Quitter la version mobile